Paris.
Paris. Eh bien! en nous embarquant Marseille, nous pouvons y tre en six semaines, au Congo.
Oui, cela se pourrait, sans doute, mais il faut que je reste en France.
Il faut que tu restes en France! et pourquoi cela?
Parce que jy ai affaire.
Tu as affaire en France?
Oui, et srieusement.
Le vieillard partit dun long et lugubre clat de rire.
Affaire, dit-il, affaire en France. Ah! oui, cest vrai, javais oubli, moi. Tu as des clubs organiser, nest-ce pas?
Oui, matre.
Des conspirations ourdir?
Oui, matre.
Tes affaires, enfin, comme tu appelles cela.
Et le vieillard se reprit rire de son air faux et moqueur.
Balsamo garda le silence, tout en amassant des forces contre lorage qui se prparait et quil sentait venir.
Et o en sont ces affaires? Voyons! dit le vieillard en se retournant pniblement sur son fauteuil et en attachant ses grands yeux gris sur son lve.
Balsamo sentit pntrer en lui ce regard comme un rayon lumineux.
O jen suis? demanda-t-il.
Oui.
Jai lanc la premire pierre, leau est trouble.
Et quel limon as-tu remu? Parle, voyons.
Le bon, le limon philosophique.
Ah! oui, tu vas mettre en jeu tes utopies, tes rves creux, tes brouillards: des drles qui discutent sur lexistence ou la non-existence de Dieu, au lieu dessayer comme moi de se faire dieux eux-mmes. Et quels sont ces fameux philosophes auxquels tu te relies? Voyons.
Jai dj le plus grand pote et le plus grand athe de lpoque; un de ces jours, il doit rentrer en France, do il est peu prs exil, pour se faire recevoir maon, la loge que jorganise rue du Pot-de-Fer, dans lancienne maison des jsuites.
Et tu lappelles?
Voltaire.
Je ne le connais pas; aprs, qui as-tu encore?
On doit maboucher prochainement avec le plus grand remueur dides du sicle, avec un homme qui a fait le Contrat social.
Et tu lappelles?
Rousseau.
Je ne le connais pas.
Je le crois bien, vous ne connaissez, vous quAlphonse X, Raymond Lulle, Pierre de Tolde, et le grand Albert.
Cest que ce sont les seuls hommes qui aient rellement vcu, puisque ce sont les seuls qui ont agit, toute leur vie, cette grande question dtre ou de ne pas tre.
Il y a deux faons de vivre, matre.
Je nen connais quune, moi: cest dexister; mais revenons tes deux philosophes. Tu les appelles, dis-tu?
Voltaire, Rousseau.
Bon! je me rappellerai ces noms-l; et tu prtends, grce ces deux hommes?
Memparer du prsent et saper lavenir.
Oh! oh! ils sont donc bien btes, dans ce pays-ci, quils se laissent mener avec des ides?
Au contraire, cest parce quils ont trop desprit que les ides ont plus dinfluence sur eux que les faits. Et puis jai un auxiliaire plus puissant que tous les philosophes de la terre.
Lequel?
Lennui Il y a quelque seize cents ans que la monarchie dure en France, et les Franais sont las de la monarchie.
De sorte quils vont renverser la monarchie?
Oui.
Tu crois cela?
Sans doute.
Et tu pousses, tu pousses?
De toutes mes forces.
Imbcile!
Comment?
Que ten reviendra-t-il, toi, du renversement de cette monarchie?
moi, rien; mais tous, le bonheur.
Voyons, aujourdhui, je suis content, et je veux bien perdre mon temps te suivre. Explique-moi dabord comment tu arriveras au bonheur, et ensuite ce que cest que le bonheur.
Comment jarriverai?
Oui, au bonheur de tous, ou au renversement de la monarchie, ce qui est pour toi lquivalent du bonheur gnral. Jcoute.
Eh bien! un ministre existe en ce moment, qui est le dernier rempart qui dfende la monarchie; cest un ministre intelligent, industrieux et brave qui pourrait soutenir vingt ans encore, peut-tre, cette monarchie use et chancelante; ils maideront le renverser.
Qui cela? Tes philosophes?
Non pas: les philosophes le soutiennent au contraire.
Comment! tes philosophes soutiennent un ministre qui soutient la monarchie, eux qui sont les ennemis de la monarchie? Oh! les grands imbciles que les philosophes!
Cest que le ministre est un philosophe lui-mme.
Ah! je comprends, et quils gouvernent dans la personne de ce ministre. Je me trompe alors, ce ne sont pas des imbciles, ce sont des gostes.
Je ne veux pas discuter sur ce quils sont, dit Balsamo, que limpatience commenait gagner, je nen sais rien; mais ce que je sais, cest que, ce ministre renvers, tous crieront haro sur le ministre suivant.
Bien!
Ce ministre aura contre lui dabord les philosophes, puis le Parlement. Les philosophes crieront, le Parlement criera, le ministre perscutera les philosophes et cassera le Parlement. Alors, dans lintelligence et dans la matire sorganisera une ligue sourde, une opposition entte, tenace, incessante, qui attaquera tout, toute heure creusera, minera, branlera. la place des Parlements, on nommera des juges; ces juges nomms par la royaut feront tout pour la royaut. On les accusera, et raison, de vnalit, de concussion, dinjustice. Le peuple se soulvera, et enfin la royaut aura contre elle la philosophie qui est lintelligence, les Parlements qui sont la bourgeoisie, et le peuple qui est le peuple, cest--dire ce levier que cherchait Archimde et avec lequel on soulve le monde.
Eh bien, quand tu auras soulev le monde, il faudra bien que tu le laisses retomber.
Oui, mais, en retombant, la royaut se brisera.
Et, quand elle sera brise, voyons, je veux bien suivre tes images fausses, parler ta langue emphatique, quand elle sera brise, la royaut vermoulue, que sortira-t-il de ses ruines?
La libert.
Ah! les Franais seront donc libres?
Cela ne peut manquer darriver un jour.
Libres, tous?
Tous.
Il y aura alors en France trente millions dhommes libres?
Oui.
Et parmi ces trente millions dhommes libres, tu crois quil ne se rencontrera pas un homme un peu mieux fourni de cervelle que les autres, lequel confisquera un beau matin la libert de ses vingt-neuf millions neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf concitoyens, pour avoir un peu plus de libert lui seul? Te rappelles-tu ce chien que nous avions Mdine, et qui mangeait lui seul la part de tous les autres?
Oui, mais, un beau jour, les autres se sont unis contre lui et lont trangl.
Parce que ctaient des chiens; des hommes neussent rien dit.
Vous mettez donc lintelligence de lhomme au-dessous de celle du chien, matre?
Dame! les exemples sont l.
Et quels exemples?
Il me semble quil y a eu chez les anciens un certain Csar Auguste, et chez les modernes un certain Olivier Cromwell, qui mordirent ardemment le gteau romain et le gteau anglais, sans que ceux auxquels ils larrachaient aient dit ou fait grand-chose contre eux.
Eh bien! en supposant que cet homme surgisse, cet homme sera mortel, cet homme mourra, et avant de mourir, il aura fait du bien ceux mmes quil aura opprims, car il aura chang la nature de laristocratie; oblig de sappuyer sur quelque chose, il aura choisi la chose la plus forte cest--dire le peuple. lgalit qui abaisse, il aura substitu lgalit qui lve. Lgalit na point de barrire fixe, cest un niveau qui subit la hauteur de celui qui la fait. Or, en levant le peuple, il aura consacr un principe inconnu jusqu lui. La Rvolution aura fait les Franais libres. Le protectorat dun autre Csar Auguste ou dun autre Olivier Cromwell les aura faits gaux.
Althotas fit un brusque mouvement sur son fauteuil.
Oh! que cet homme est stupide! scria-t-il. Occupez donc vingt ans de votre vie lever un enfant, essayer de lui apprendre ce que vous savez, pour que cet enfant, trente ans, vienne vous dire: Les hommes seront gaux!