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Sans doute, les hommes seront gaux, gaux devant la loi.

Et devant la mort, imbcile, devant la mort, cette loi des lois, seront-ils gaux, quand lun mourra trois jours et quand lautre mourra cent ans? gaux! les hommes gaux, tant que les hommes nauront pas vaincu la mort! Oh! la brute! la double brute!

Et Althotas se renversa pour rire plus librement, tandis que Balsamo, srieux et sombre, sasseyait la tte basse.

Althotas le regarda en piti.

Je suis donc lgal, dit-il, du manuvre qui mord dans son pain grossier, du bambin qui tte sa nourrice, du vieillard hbt qui boit son petit-lait et pleure ses yeux teints? Oh! malheureux sophiste que tu es, rflchis donc une chose, cest que les hommes ne seront gaux que lorsquils seront immortels; car, lorsquils seront immortels, ils seront dieux, et il ny a que les dieux qui soient gaux.

Immortels! murmura Balsamo; immortels. Chimre!

Chimre! scria Althotas. Chimre! oui, chimre, comme la vapeur, chimre comme le fluide, chimre comme tout ce quon cherche, quon na pas encore dcouvert et quon dcouvrira. Mais remue donc avec moi la poussire des mondes, mets nu les unes aprs les autres ces couches superposes qui chacune reprsentent une civilisation; et dans ces couches humaines, dans ce dtritus de royaumes, dans ces filons de sicles, que coupe comme des tranches le fer de linvestigation moderne, que lis-tu? Cest quen tout temps les hommes ont cherch ce que je cherche sous les diffrents titres du mieux, du bien, de la perfection. Et quand cherchaient-ils cela? Au temps dHomre o les hommes vivaient deux cents ans, au temps des patriarches, quand ils vivaient huit sicles! Ils ne lont pas trouv, ce mieux, ce bien, cette perfection: car, sils leussent trouv, ce monde dcrpit, ce monde serait frais, vierge et rose comme laube matinale. Au lieu de cela, la souffrance, le cadavre, le fumier. Est-ce doux, la souffrance? Est-ce beau, le cadavre? Est-ce dsirable, le fumier?

Eh bien, dit Balsamo rpondant au vieillard, quune petite toux sche venait dinterrompre; eh bien, vous dites que personne na trouv encore cet lixir de vie. Je vous dis, moi, que personne ne le trouvera. Confessez Dieu.

Niais! personne na trouv tel secret; donc, personne ne le trouvera. ce compte, il ny aurait jamais eu de dcouvertes. Or, crois-tu que les dcouvertes soient des choses nouvelles quon invente? Non, ce sont des choses oublies quon retrouve. Et pourquoi les choses une fois trouves soublient-elles? Parce que la vie est trop courte pour que linventeur puisse tirer de son invention toutes les dductions quelle enferme. Vingt fois, cet lixir de vie, on a failli le trouver. Crois-tu que le Styx soit une imagination dHomre? Crois-tu que cet Achille presque immortel, puisquil nest vulnrable quau talon, soit une fable? Non. Achille tait llve de Chiron comme tu es le mien. Chiron veut dire suprieur ou pire. Chiron tait un savant quon reprsente sous la forme dun centaure, parce que sa science avait dou lhomme de la force et de la lgret du cheval. Eh bien! il avait peu prs trouv llixir dimmortalit, lui aussi. Il ne lui manquait peut-tre lui aussi, comme moi, que ces trois gouttes de sang que tu me refuses. Ces trois gouttes de sang absentes ont rendu Achille vulnrable au talon; la mort a trouv un passage, elle est entre. Oui, je le rpte, Chiron, lhomme universel, lhomme suprieur, lhomme pire, nest quun autre Althotas empch par un autre Acharat de complter luvre qui et sauv lhumanit tout entire, en larrachant leffet de la maldiction divine. Eh bien! quas-tu dire cela?

Je dis, rpondit Balsamo, visiblement branl, je dis que jai mon uvre et que vous avez la vtre. Accomplissons-la, chacun de notre ct, et nos risques et prils. Je ne vous seconderai pas par un crime.

Par un crime?

Oui, et quel crime encore! un de ceux qui lancent aprs vous toute une population aboyante; un crime qui vous fait accrocher ces potences infmes dont votre science na pas encore plus garanti les hommes suprieurs que les hommes pires.

Althotas frappa de ses deux mains sches sur la table de marbre.

Voyons, voyons, dit-il, ne sois pas un idiot humanitaire, la pire race didiots qui existe au monde. Voyons, viens, et causons un peu de la loi, de ta brutale et absurde loi crite par des animaux de ton espce, que rvolte une goutte de sang verse intelligemment, mais quaffriandent des torrents de liqueur vitale rpandus sur les places publiques, au pied des remparts des villes, dans ces plaines quon appelle des champs de bataille; de ta loi toujours inepte et goste qui sacrifie lhomme de lavenir lhomme prsent, et qui a pris pour devise: Vive aujourdhui! meure demain! Causons de cette loi, veux-tu?

Dites ce que vous avez dire, je vous coute, rpondit Balsamo de plus en plus sombre.

As-tu un crayon, une plume? Nous allons faire un petit calcul.

Je calcule sans plume et sans crayon. Dites ce que vous avez dire.

Voyons ton projet. Oh! je me le rappelle tu renverses un ministre, tu casses les Parlements, tu tablis des juges iniques, tu amnes une banqueroute, tu fomentes des rvoltes, tu allumes une rvolution, tu renverses une monarchie, tu laisses slever un protectorat, et tu prcipites le protecteur.

La Rvolution taura donn la libert.

Le protectorat, lgalit.

Or, les Franais tant libres et gaux, ton uvre est accomplie.

Nest-ce pas cela?

Oui; regardez-vous la chose comme impossible?

Je ne crois pas limpossibilit. Tu vois que je te fais beau jeu, moi!

Eh bien?

Attends; dabord, la France nest pas comme lAngleterre, o lon fit tout ce que tu veux faire, plagiaire que tu es; la France nest pas une terre isole o lon puisse renverser les ministres, casser les Parlements, tablir des juges iniques, amener une banqueroute, fomenter des rvoltes, allumer des rvolutions, renverser des monarchies, lever des protectorats et culbuter les protecteurs, sans que les autres nations se mlent un peu de ces mouvements. La France est soude lEurope, comme le foie aux entrailles de lhomme; elle a des racines chez toutes les autres nations, des fibres chez tous les peuples; essaye darracher le foie cette grande machine quon appelle le continent europen, et pendant vingt ans, trente ans, quarante ans peut-tre, tout le corps frmira; mais je cote au plus bas, et je prends vingt ans; est-ce trop, sage philosophe?

Non, ce nest pas trop, dit Balsamo, ce nest pas mme assez.

Eh bien! moi, je men contente. Vingt ans de guerre, de lutte acharne, mortelle, incessante; voyons, je mets cela deux cent mille morts par anne, ce nest pas trop quand on se bat la fois en Allemagne, en Italie, en Espagne, que sais-je, moi! Deux cent mille hommes par anne, pendant vingt ans, cela fait quatre millions dhommes; en accordant chaque homme dix-sept livres de sang, cest peu prs le compte de la nature, cela fait, multipliez 17 par 4, voyons cela fait soixante-huit millions de livres de sang vers pour arriver ton but. Moi, je ten demandais trois gouttes. Dis maintenant quel est le fou, le sauvage, le cannibale de nous deux? Eh bien! tu ne rponds pas?

Si fait, matre, je vous rponds que ce ne serait rien, trois gouttes de sang, si vous tiez sr de russir.

Et toi, toi qui en rpands soixante-huit millions de livres, es-tu sr? Dis! Alors lve-toi, et, la main sur ton cur, rponds: Matre, moyennant ces quatre millions de cadavres, je garantis le bonheur de lhumanit.

Matre, dit Balsamo en ludant la rponse, matre, au nom du ciel, cherchez autre chose.

Ah! tu ne rponds pas, tu ne rponds pas? scria Althotas triomphant.

Vous vous abusez, matre, sur lefficacit du moyen: il est impossible.

Je crois que tu me conseilles, je crois que tu me nies, je crois que tu me dmens, dit Althotas roulant avec une froide colre ses yeux gris sous ses sourcils blancs.

Non, matre, mais je rflchis, moi qui vis chacun de mes jours en contact avec les choses de ce monde, en contradiction avec les hommes, en lutte avec les princes, et non pas, comme vous, squestr dans un coin, indiffrent tout ce qui se passe, tout ce qui se dfend, ou tout ce qui sautorise, pure abstraction du savant et du citateur; moi, enfin, qui sais les difficults, je les signale, voil tout.