Mais vous-mme, chre comtesse, reprit vivement le roi, vous qui parlez, seize ans vous tiez ronde, jen suis sr, comme les bergres de notre ami Boucher.
Cette petite adulation raccommoda un peu les choses; cependant, le coup avait port.
Aussi madame du Barry prit-elle loffensive en minaudant.
Ah ! dit-elle, elle est donc bien belle, cette demoiselle de Taverney?
Eh! le sais-je? dit Louis XV.
Comment! vous la vantez et vous ne savez pas, dites-vous, si elle est belle?
Je sais quelle nest pas maigre, voil tout.
Donc, vous lavez vue et examine.
Ah! chre comtesse, vous me poussez dans des traquenards. Vous savez que jai la vue basse. Une masse me frappe, au diable les dtails. Chez madame la dauphine, jai vu des os, voil tout.
Et, chez mademoiselle de Taverney, vous avez vu des masses, comme vous dites; car madame la dauphine est une beaut distingue, et mademoiselle de Taverney est une beaut vulgaire.
Allons donc! dit le roi; ce compte, Jeanne, vous ne seriez donc pas une beaut distingue? Vous vous moquez, je crois.
Bon! un compliment, dit tout bas la comtesse; malheureusement, ce compliment sert denveloppe un autre compliment qui nest point pour moi.
Puis, tout haut:
Ma foi, dit-elle, je serais bien contente que madame la dauphine se choist des dames dhonneur un peu ragotantes; cest affreux, une cour de vieilles femmes.
qui le dites-vous, chre amie? Je le rptais encore hier au dauphin; mais la chose lui est indiffrente, ce mari-l.
Et pour commencer, tenez, si elle prenait cette demoiselle de Taverney?
Mais on la prend, je crois, rpondit Louis XV.
Ah! vous savez cela, sire?
Je crois lavoir entendu dire, du moins.
Cest une fille sans fortune.
Oui, mais elle est ne. Ces Taverney-Maison-Rouge sont de bonne maison et danciens serviteurs.
Qui les pousse?
Je nen sais rien. Mais je les crois gueux, comme vous dites.
Alors ce nest pas M. de Choiseul, car ils crveraient de pensions.
Comtesse, comtesse, ne parlons pas politique, je vous en supplie.
Cest donc parler politique de dire que les Choiseul vous ruinent?
Certainement, dit le roi.
Et il se leva.
Une heure aprs, Sa Majest avait regagn le grand Trianon, toute joyeuse davoir inspir de la jalousie, mais en redisant demi-voix, comme et pu le faire M. de Richelieu trente ans:
En vrit, cest bien ennuyeux, les femmes jalouses!
Aussitt le roi parti, madame du Barry se leva son tour et passa dans son boudoir, o lattendait Chon, impatiente de savoir des nouvelles.
Eh bien, dit-elle, tu as eu un fier succs ces jours-ci: prsente avant hier la dauphine, admise sa table hier.
Cest vrai. Eh bien, la belle affaire!
Comment! la belle affaire? Sais-tu quil y a cette heure cent voitures courant aprs ton sourire du matin sur la route de Luciennes?
Jen suis fche.
Pourquoi cela?
Parce que cest du temps perdu; ni voiture ni gens nauront mon sourire ce matin.
Oh! oh! comtesse, le temps est lorage?
Oui, ma foi! Mon chocolat, vite, mon chocolat!
Chon sonna.
Zamore parut.
Mon chocolat, fit la comtesse.
Zamore partit lentement, comptant ses pas et faisant le gros dos.
Ce drle-l veut donc me faire mourir de faim! cria la comtesse; cent coups de fouet, sil ne court pas.
Moi pas courir, moi gouverneur! dit majestueusement Zamore.
Ah! toi gouverneur! dit la comtesse saisissant une petite cravache pomme de vermeil, destine maintenir la paix entre les pagneuls et les griffons de la comtesse; ah! toi gouverneur! attends, attends, tu vas voir, gouverneur!
Zamore, cette vue, prit sa course en branlant toutes les cloisons et en poussant de grands cris.
Mais vous tes froce aujourdhui, Jeanne, dit Chon.
Jen ai le droit, nest-ce pas?
Oh! merveille. Mais je vous laisse, ma chre.
Pourquoi cela?
Jai peur que vous ne me dvoriez.
Trois coups retentirent la porte du boudoir.
Bon! qui frappe maintenant? dit la comtesse avec impatience.
Celui-l va tre bien reu! murmura Chon.
Il vaudrait mieux que je fusse mal reu, moi, dit Jean en poussant la porte avec une ampleur toute royale.
Eh bien, quarriverait-il si vous tiez mal reu? car enfin ce serait possible.
Il arriverait, dit Jean, que je ne reviendrais plus.
Aprs?
Et que vous auriez perdu plus que moi me mal recevoir.
Impertinent!
Bon! voil que lon est impertinent parce quon nest pas flatteur Qua t-elle donc ce matin, grande Chon?
Ne men parle pas, Jean, elle est inabordable. Ah! voil le chocolat.
Eh bien, ne labordons pas. Bonjour, mon chocolat, dit Jean en prenant le plateau; comment te portes-tu, mon chocolat?
Et il alla poser le plateau dans un coin sur une petite table devant laquelle il sassit.
Viens, Chon, dit-il, viens; ceux qui sont trop fiers nen auront pas.
Ah! vous tes charmants, vous autres, dit la comtesse voyant Chon faire signe de la tte Jean quil pouvait djeuner tout seul, vous faites les susceptibles et vous ne voyez pas que je souffre.
Quas-tu donc? demanda Chon en se rapprochant.
Non, scria la comtesse, mais cest quil ny en a pas un deux qui songe ce qui moccupe.
Et quelle chose vous occupe donc? Dites.
Jean ne bougea point; il faisait ses tartines.
Manquerais-tu dargent? demanda Chon.
Oh! quant cela, dit la comtesse, le roi en manquera avant moi.
Alors, prte-moi mille louis, dit Jean: jen ai grand besoin.
Mille croquignoles sur votre gros nez rouge.
Le roi garde donc dcidment cet abominable Choiseul? demanda Chon.
Belle nouvelle! vous savez bien quils sont inamovibles.
Alors il est donc amoureux de la dauphine?
Ah! vous vous rapprochez, cest heureux; mais voyez donc ce butor, qui se crve de chocolat, et qui ne remue pas seulement le petit doigt pour venir mon secours. Oh! ces deux tres-l me feront mourir de chagrin.
Jean, sans soccuper le moins du monde de lorage grondant derrire lui, fendit un second pain, le bourra de beurre et se versa une seconde tasse.
Comment! le roi est amoureux? scria Chon.
Madame du Barry fit un signe de tte qui voulait dire: Vous y tes.
Et de la dauphine? continua Chon en joignant les mains. Eh bien, tant mieux, il ne sera pas incestueux, je suppose, et vous voil tranquille; mieux vaut quil soit amoureux de celle-l que dune autre.
Et sil nest pas amoureux de celle-l, mais dune autre?
Bon! fit Chon en plissant. Oh! mon Dieu, mon Dieu! que me dis-tu l?
Oui, trouve-toi mal maintenant, il ne nous manque plus que cela.
Ah! mais sil en est ainsi, murmura Chon, nous sommes perdus! Et tu souffres cela, Jeanne? Mais de qui donc est-il amoureux?
Demande-le monsieur ton frre, qui est violet de chocolat et qui va touffer ici; il te le dira, lui, car il le sait, ou du moins il sen doute.
Jean leva la tte.
On me parle? dit-il.
Oui, monsieur lempress, oui, monsieur lutile, dit Jeanne, on vous demande le nom de la personne qui occupe le roi.
Jean se remplit hermtiquement la bouche, et, avec un effort qui leur donna pniblement passage, il pronona ces trois mots:
Mademoiselle de Taverney.
Mademoiselle de Taverney! cria Chon. Ah! misricorde!
Il le sait, le bourreau, hurla la comtesse en se renversant sur le dossier de son fauteuil et en levant les bras au ciel, il le sait et il mange!
Oh! fit Chon quittant visiblement le parti de son frre pour passer dans le camp de sa sur.
En vrit, scria la comtesse, je ne sais quoi tient que je ne lui arrache pas ses deux gros vilains yeux tout bouffis encore de sommeil, le paresseux! Il se lve, ma chre, il se lve!
Vous vous trompez, dit Jean, je ne me suis pas couch.