Quelles notes?
Mes notes sur M. Rousseau. Est-ce que vous croyez quil fait un pas sans quon sache o il va?
Ah! vraiment! Il est donc vritablement dangereux?
Non, mais il est inquitant; un fou pareil peut se rompre tout moment un bras ou une cuisse, et lon dirait que cest nous qui le lui avons cass.
Eh! quil se torde le cou une bonne fois.
Dieu nous en garde!
Permettez-moi de vous dire que voil ce que je ne comprends point.
Le peuple lapide de temps en temps ce brave Genevois; mais il se le rserve pour lui, et, sil recevait le moindre caillou de notre part, ce serait nous quon lapiderait notre tour.
Oh! je ne connais pas toutes ces faons-l, excusez-moi.
Aussi userons-nous des plus minutieuses prcautions. Maintenant, vrifions la seule chance qui nous reste, celle quil ne soit pas chez M. Rousseau. Cachez-vous au fond de la voiture.
Jean obit, et M. de Sartine ordonna au cocher de faire quelques pas dans la rue.
Puis il ouvrit son portefeuille et en tira quelques papiers.
Voyons, dit-il, si votre jeune homme est avec M. Rousseau, depuis quel jour doit-il y tre?
Depuis le 16.
17. M. Rousseau a t vu herborisant six heures du matin dans le bois de Meudon; il tait seul.
Il tait seul?
Continuons. deux heures de laprs-midi, le mme jour, il herborisait encore, mais avec un jeune homme.
Ah! ah! fit Jean.
Avec un jeune homme, rpta M. de Sartine, entendez-vous?
Cest cela, mordieu! cest cela.
Hein! quen dites-vous? Le jeune homme est chtif.
Cest cela.
Il dvore.
Cest cela.
Les deux particuliers arrachent des plantes et les font confire dans une bote de fer-blanc.
Diable! diable! fit du Barry.
Ce nest pas le tout. coutez bien: Le soir, il a ramen le jeune homme; minuit, le jeune homme ntait pas sorti de chez lui.
Bon.
18. Le jeune homme na pas quitt la maison et parat tre install chez M. Rousseau.
Jai encore un reste despoir.
Dcidment, vous tes optimiste! Nimporte, faites-moi part de cet espoir.
Cest quil a quelque parent dans la maison.
Allons! il faut vous satisfaire, ou plutt vous dsesprer tout fait. Halte! cocher.
M. de Sartine descendit. Il navait pas fait dix pas quil rencontra un homme vtu de gris et de mine assez quivoque.
Lhomme, en apercevant lillustre magistrat, ta son chapeau et le remit sans paratre attacher au salut plus dimportance, quoique le respect et le dvouement eussent clat dans son regard.
M. de Sartine fit un signe, lhomme sapprocha, reut, loreille basse, quelques injonctions, et disparut sous lalle de Rousseau.
Le lieutenant de police remonta en voiture.
Cinq minutes aprs, lhomme gris reparut et sapprocha de la portire.
Je tourne la tte droite, dit du Barry, pour quon ne me voie pas.
M. de Sartine sourit, reut la confidence de son agent et le congdia.
Eh bien? demanda du Barry.
Eh bien, la chance tait mauvaise comme je men doutais; cest bien chez Rousseau que loge votre Gilbert. Renoncez-y, croyez-moi.
Que jy renonce?
Oui. Vous ne voudriez pas ameuter contre nous, pour une fantaisie, tous les philosophes de Paris, nest-ce pas?
Oh! mon Dieu! que dira ma sur Jeanne?
Elle tient donc bien ce Gilbert? demanda M. de Sartine.
Mais oui.
Eh bien alors, il vous reste les moyens de douceur: usez de gentillesse, amadouez M. Rousseau, et, au lieu de se laisser enlever Gilbert malgr lui, il vous le donnera de bonne volont.
Ma foi, autant vaut nous donner apprivoiser un ours.
Cest peut-tre moins difficile que vous ne pensez. Voyons, ne dsesprons pas; il aime les jolis visages: celui de la comtesse est des plus beaux et celui de mademoiselle Chon nest pas dsagrable; voyons, la comtesse fera-t-elle un sacrifice sa fantaisie?
Elle en fera cent.
Consentirait-elle devenir amoureuse de Rousseau?
Sil le fallait absolument
Ce sera peut-tre utile; mais, pour rapprocher nos personnages lun de lautre, il serait besoin dun agent intermdiaire. Connaissez-vous quelquun qui connaisse Rousseau?
M. de Conti.
Mauvais! Il se dfie des princes. Il faudrait un homme de rien, un savant, un pote.
Nous ne voyons pas ces gens-l.
Nai-je pas rencontr, chez la comtesse, M. de Jussieu?
Le botaniste?
Oui.
Ma foi, je crois que oui; il vient Trianon, et la comtesse lui laisse ravager ses plates-bandes.
Voil votre affaire; justement Jussieu est de mes amis.
Alors cela ira tout seul?
peu prs.
Jaurai donc mon Gilbert?
M. de Sartine rflchit un moment.
Je commence croire que oui, dit-il, et sans violence, sans cris; Rousseau vous le donnera pieds et poings lis.
Vous croyez?
Jen suis sr.
Que faut-il faire pour cela?
La moindre des choses. Vous avez bien, du ct de Meudon ou de Marly, un terrain vide?
Oh! cela ne manque pas; jen connais dix entre Luciennes et Bougival.
Eh bien! faites-y construire comment appellerai-je cela? une souricire philosophes.
Plat-il? Comment avez-vous dit cela?
Jai dit une souricire philosophes.
Eh! mon Dieu! comment cela se btit-il?
Je vous en donnerai le plan, soyez tranquille. Et maintenant, partons vite, voil quon nous regarde. Cocher, touche lhtel.
Chapitre 64. Ce qui arriva M. de la Vauguyon, prcepteur des enfants de France, le soir du mariage de Monseigneur le dauphin
Les grands vnements de lhistoire sont pour le romancier ce que sont les montagnes gigantesques pour le voyageur. Il les regarde, il tourne autour delles, il les salue en passant, mais il ne les franchit pas.
Ainsi allons-nous regarder, tourner et saluer cette crmonie imposante du mariage de la dauphine Versailles. Le crmonial de France est la seule chronique que lon doive consulter en pareil cas.
Ce nest pas en effet dans les splendeurs du Versailles de Louis XV, dans la description des habits de cour, des livres, des ornements pontificaux, que notre histoire nous, cette suivante modeste qui, par un petit chemin dtourn, ctoie la grand-route de lhistoire de France, trouverait gagner quelque chose.
Laissons sachever la crmonie aux rayons du soleil ardent dun beau jour de mai; laissons les illustres convis se retirer en silence et se raconter ou commenter les merveilles du spectacle auquel ils viennent dassister, et revenons nos vnements et nos personnages nous, lesquels, historiquement, ont bien une certaine valeur.
Le roi, fatigu de la reprsentation et surtout du dner, qui avait t long et calqu sur le crmonial du dner des noces de M. le grand dauphin, fils de Louis XIV, le roi se retira chez lui neuf heures et congdia tout le monde, ne retenant que M. de la Vauguyon, prcepteur des enfants de France.
Ce duc, grand ami des jsuites, quil esprait ramener, grce au crdit de madame du Barry, voyait une partie de sa tche termine par le mariage de M. le duc de Berry.
Ce ntait pas la plus rude partie, car il restait encore M. le prcepteur des enfants de France parfaire lducation de M. le comte de Provence et de M. le comte dArtois, gs, cette poque, lun de quinze ans, lautre de treize. M. le comte de Provence tait sournois et indompt; M. le comte dArtois, tourdi et indomptable; et puis le dauphin, outre ses bonnes qualits, qui le rendaient un prcieux lve, tait dauphin, cest--dire le premier personnage de France aprs le roi. M. de la Vauguyon pouvait donc perdre gros en perdant sur un tel esprit linfluence que peut-tre une femme allait conqurir.