Gilbert, un instant, neut plus ni fatigue ni faim. Il voyait au reste lhorizon un grand amas de maisons perdues dans la vapeur matinale; il jugea que ctait Paris, prit sa course de ce ct-l, et ne sarrta que lorsquil sentit lhaleine prs de lui manquer.
Il se trouvait au milieu du bois de Meudon, entre Fleury et le Plessis-Piquet.
Allons, allons, dit-il en regardant autour de lui, pas de mauvaise honte. Je ne puis manquer de rencontrer quelque ouvrier matinal, de ceux qui sen vont leur travail un gros morceau de pain sous le bras. Je lui dirai: Tous les hommes sont frres et, par consquent, doivent sentraider. Vous avez l plus de pain quil ne vous en faut, non seulement pour votre djeuner, mais mme pour tout le jour, tandis que, moi, je meurs de faim. Et alors, il me tendra la moiti de son pain.
La faim rendait Gilbert encore plus philosophe, et il continuait ses rflexions mentales.
En effet, disait-il, tout nest-il pas commun aux hommes sur la terre? Dieu, cette source ternelle de toutes choses, a-t-il donn celui-ci ou celui-l lair qui fconde le sol, ou le sol qui fconde les fruits? Non; seulement, plusieurs ont usurp; mais aux yeux du Seigneur comme aux yeux du philosophe, personne ne possde; celui qui a, nest que celui qui Dieu a prt.
Et Gilbert ne faisait que rsumer avec une intelligence naturelle ces ides vagues et indcises cette poque, et que les hommes sentaient flotter dans lair et passer au-dessus de leur tte, comme ces nuages pousss vers un seul point et qui, en samoncelant, finissent par former une tempte.
Quelques-uns, reprenait Gilbert tout en suivant sa route, quelques-uns retiennent de force ce qui appartient tous. Eh bien! ceux-l on peut arracher de force ce quils nont que le droit de partager. Si mon frre qui a trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien! je la prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et de toute quit, puisquelle drive de tout besoin naturel. moins cependant que mon frre ne me dise: Cette part que tu rclames est celle de ma femme et de mes enfants; ou bien: Je suis le plus fort et je mangerai ce pain malgr toi.
Gilbert tait dans ces dispositions de loup jeun, quand il arriva au milieu dune clairire dont le centre tait occup par une mare aux eaux rousses, bordes de roseaux et de nymphas.
Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu leau raye en tous sens par des insectes aux longues pattes, brillaient, comme un semis de turquoises, de nombreuses touffes de myosotis.
Le fond de ce tableau, cest--dire lanneau de la circonfrence, tait form dune haie de gros trembles; des aunes remplissaient de leur branchage touffu les intervalles que la nature avait mis entre les troncs argents de leurs dominateurs.
Six alles donnaient entre dans cette espce de carrefour; deux semblaient monter jusquau soleil, qui dorait la cime des arbres lointains, tandis que les quatre autres, divergentes comme les rayons dune toile, senfonaient dans les profondeurs bleutres de la fort.
Cette espce de salle de verdure semblait plus frache et plus fleurie quaucune autre place du bois.
Gilbert y tait entr par une des alles sombres.
Le premier objet quil aperut lorsque, aprs avoir embrass dun coup dil lhorizon lointain que nous venons de dcrire, il ramena son regard autour de lui, fut, dans la pnombre dun foss profond, le tronc dun arbre renvers sur lequel tait assis un homme perruque grise, dune physionomie douce et fine, vtu dun habit de gros drap brun, de culottes pareilles, dun gilet de piqu gris ctes; ses bas de coton gris enfermaient une jambe assez bien faite et nerveuse; ses souliers boucles, poudreux encore par places, avaient cependant t lavs au bout de la pointe par la rose du matin.
Prs de cet homme, sur larbre renvers, tait une bote peinte en vert, toute grande ouverte et bourre de plantes rcemment cueillies. Il tenait entre ses jambes une canne de houx, dont la pomme arrondie reluisait dans lombre et qui se terminait par une petite bche de deux pouces de large sur trois de long.
Gilbert embrassa dun coup dil les diffrents dtails que nous venons dexposer; mais ce quil aperut tout dabord, ce fut un morceau de pain dont le vieillard cassait les bribes pour les manger, en partageant fraternellement avec les pinsons et les verdiers qui lorgnaient de loin la proie convoite, sabattant sur elle aussitt quelle leur tait livre et senvolant tire-daile au fond de leur massif avec des ppiements joyeux.
Puis, de temps en temps, le vieillard, qui les suivait de son il doux et vif la fois, plongeait sa main dans un mouchoir carreaux de couleur, en tirait une cerise, et la savourait entre deux bouches de pain.
Bon! voici mon affaire, dit Gilbert en cartant les branches et en faisant quatre pas vers le solitaire, qui sortit enfin de sa rverie.
Mais il ne fut pas au tiers du chemin, que, voyant lair doux et calme de cet homme, il sarrta et ta son chapeau.
Le vieillard, de son ct, sapercevant quil ntait plus seul, jeta un regard rapide sur son costume et sur sa lvite.
Il boutonna lun et ferma lautre.
Chapitre 43. Le botaniste
Gilbert prit sa rsolution et sapprocha tout fait. Mais il ouvrit dabord la bouche et la referma sans avoir profr une parole. Sa rsolution chancelait; il lui sembla quil demandait une aumne, et non quil rclamait un droit.
Le vieillard remarqua cette timidit; elle parut le mettre son aise lui mme.
Vous voulez me parler, mon ami? dit-il en souriant et en posant son pain sur larbre.
Oui, monsieur, rpondit Gilbert.
Que dsirez-vous?
Monsieur, je vois que vous jetez votre pain aux oiseaux, comme sil ntait pas dit que Dieu les nourrit.
Il les nourrit sans doute, jeune homme, rpondit ltranger; mais la main des hommes est un des moyens quil emploie pour parvenir ce but. Si cest un reproche que vous madressez, vous avez tort, car jamais, dans un bois dsert ou dans une rue peuple, le pain que lon jette nest perdu. L, les oiseaux lemportent; ici, les pauvres le ramassent.
Eh bien! monsieur, dit Gilbert singulirement mu de la voix pntrante et douce du vieillard, bien que nous soyons ici dans un bois, je connais un homme qui disputerait votre pain aux petits oiseaux.
Serait-ce vous, mon ami? scria le vieillard, et par hasard auriez-vous faim?
Grand-faim, monsieur, je vous le jure, et si vous le permettez
Le vieillard saisit aussitt le pain avec une compassion empresse. Puis, rflchissant tout coup, il regarda Gilbert de son il la fois si vif et si profond.
Gilbert, en effet, ne ressemblait pas tellement un affam que la rflexion ne ft permise; son habit tait propre et cependant en quelques endroits macul par le contact de la terre. Son linge tait blanc, car Versailles, la veille, il avait tir une chemise de son paquet, et cependant cette chemise tait fripe par lhumidit; il tait donc visible que Gilbert avait pass la nuit dans le bois.
Il avait surtout, et avec tout cela, ces mains blanches et effiles qui dnotent lhomme des vagues rveries plutt que lhomme des travaux matriels.
Gilbert ne manquait point de tact, il comprit la dfiance et lhsitation de ltranger son gard, et se hta daller au-devant des conjectures quil comprenait ne devoir point lui tre favorables.
On a faim, monsieur, toutes les fois que lon na point mang depuis douze heures, dit-il, et il y en a maintenant vingt-quatre que je nai rien pris.
La vrit des paroles du jeune homme se trahissait par lmotion de sa physionomie, par le tremblement de sa voix, par la pleur de son visage.
Le vieillard cessa donc dhsiter ou plutt de craindre. Il tendit la fois son pain et le mouchoir do il tirait ses cerises.
Merci, monsieur, dit Gilbert en repoussant doucement le mouchoir, merci, rien que du pain, cest assez.