Bien, restez, dit Philippe, nous ne nous loignons pas, mon pre.
En effet, la foule toujours respectueuse quand aucune passion ne lirrite, toujours respectueuse devant cette reine suprme quon appelle la beaut, la foule souvrit devant Andre et son frre, et un bon bourgeois, possesseur avec sa famille dun banc de pierre, fit carter sa femme et sa fille pour quAndre trouvt une place entre elles.
Philippe se plaa aux pieds de sa sur, qui appuya une de ses mains sur son paule.
Gilbert les avait suivis, et, plac quatre pas des deux jeunes gens, dvorait des yeux Andre.
tes-vous bien, Andre? demanda Philippe.
merveille, rpondit la jeune fille.
Voil ce que cest que dtre belle, dit en souriant le vicomte.
Oui, oui! belle, bien belle! murmura Gilbert.
Andre entendit ces paroles; mais, comme elles venaient sans doute de la bouche de quelque homme du peuple, elle ne sen proccupa pas plus quun dieu de lInde ne se proccupe de lhommage que dpose ses pieds un pauvre paria.
Chapitre 67. Le feu dartifice
Andre et son frre taient peine tablis sur le banc, que les premires fuses serpentrent dans les nuages, et quun grand cri sleva de la foule, dsormais tout entire au coup dil quallait offrir le centre de la place.
Le commencement de lembrasement fut magnifique et digne en tout de la haute rputation de Ruggieri. La dcoration du temple salluma progressivement et prsenta bientt une faade de feux. Des applaudissements retentirent; mais ces applaudissements se changrent bientt en bravos frntiques, lorsque, de la gueule des dauphins et des urnes des fleuves, slancrent des jets de flamme qui croisrent leurs cascades de feux de diffrentes couleurs.
Andre, transporte dtonnement la vue de ce spectacle qui na pas dquivalent au monde, celui dune population de sept cent mille mes rugissant de joie en face dun palais de flammes, Andre ne cherchait pas mme cacher ses impressions.
trois pas delle, cach par les paules herculennes dun portefaix, qui levait en lair son enfant, Gilbert regardait Andre pour elle, et le feu dartifice parce quelle le regardait.
Gilbert voyait Andre de profil; chaque fuse clairait ce beau visage et causait un tressaillement au jeune homme; il lui semblait que ladmiration gnrale naissait de cette contemplation adorable, de cette crature divine quil idoltrait.
Andre navait jamais vu ni Paris, ni la foule, ni les splendeurs dune fte; cette multiplicit de rvlations qui venaient assiger son esprit ltourdissait.
Tout coup une vive lueur clata, slanant en diagonale du ct de la rivire. Ctait une bombe clatant avec fracas et dont Andre admirait les feux diversifis.
Voyez donc, Philippe, que cest beau! dit-elle.
Mon Dieu! scria le jeune homme inquiet, sans lui rpondre, cette dernire fuse est bien mal dirige: elle a dvi certainement de sa route, car, au lieu de dcrire sa parabole, elle sest chappe presque horizontalement.
Philippe achevait peine de manifester une inquitude qui commenait se faire ressentir par les frmissements de la foule, quun tourbillon de flammes jaillit du bastion sur lequel taient placs le bouquet et la rserve des artifices. Un bruit pareil celui de cent tonnerres se croisant en tous sens gronda sur la place, et, comme si ce feu et renferm une mitraille dvorante, il mit en droute les curieux les plus rapprochs, qui sentirent un instant cette flamme inattendue les mordre au visage.
Dj le bouquet! dj le bouquet! criaient les spectateurs les plus loigns. Pas encore. Cest trop tt!
Dj! rpta Andre. Oh! oui, cest trop tt!
Non, dit Philippe, non, ce nest pas le bouquet: cest un accident qui, dans un moment, va bouleverser comme les flots de la mer cette foule encore calme. Venez, Andre; regagnons notre voiture; venez.
Oh! laissez-moi voir encore, Philippe; cest si beau!
Andre, pas un instant perdre, au contraire; suivez-moi. Cest le malheur que japprhendais. Une fuse perdue a mis le feu au bastion. On scrase dj l-bas. Entendez-vous des cris? Ceux-l ne sont plus des cris de joie, mais des cris de dtresse. Vite, vite, la voiture Messieurs, messieurs, place, sil vous plat!
Et Philippe, passant son bras autour de la taille de sa sur, lentrana du ct de son pre, qui, inquiet, lui aussi, et pressentant, aux clameurs qui se faisaient entendre, un danger dont il ne pouvait se rendre compte, mais dont la prsence lui tait dmontre, penchait sa tte hors de la portire et cherchait des yeux ses enfants.
Il tait dj trop tard, et la prdiction de Philippe se ralisait. Le bouquet, compos de quinze mille fuses, clatait, schappant dans toutes les directions et poursuivant les curieux comme ces dards de feu que lon lance dans larne aux taureaux que lon veut exciter au combat.
Les spectateurs, tonns dabord, puis effrays, avaient recul avec la force de lirrflexion; devant cette rtrogression invincible de cent mille personnes, cent mille autres, touffes, avaient donn le mme mouvement leur arrire-garde; la charpente prenait feu, les enfants criaient, les femmes, suffoques, levaient les bras; les archers frappaient droite et gauche, croyant faire taire les criards et rtablir lordre par la violence. Toutes ces causes combines firent que le flot dont parlait Philippe tomba comme une trombe sur le coin de la place quil occupait; au lieu de rejoindre la voiture du baron, comme il y comptait, le jeune homme fut donc entran par le courant, courant irrsistible, et dont nulle description ne saurait donner une ide, car les forces individuelles, dcuples dj par l peur et la douleur, se centuplaient par ladjonction des forces gnrales.
Au moment o Philippe avait entran Andre, Gilbert stait laiss aller dans le flot qui les emportait; mais, au bout dune vingtaine de pas, une bande de fuyards, qui tournaient gauche dans la rue de la Madeleine, souleva Gilbert, et lentrana, tout rugissant de se sentir spar dAndre.
Andre, cramponne au bras de Philippe, fut englobe dans un groupe qui cherchait viter la rencontre dun carrosse attel de deux chevaux furieux. Philippe le vit venir lui rapide et menaant; les chevaux semblaient jeter le feu par les yeux, lcume par les naseaux. Il fit des efforts surhumains pour dvier de son passage. Mais tout fut inutile, il vit souvrir la foule derrire lui, il aperut les ttes fumantes des deux animaux insenss; il les vit se cabrer comme ces chevaux de marbre qui gardent lentre des Tuileries, et, comme lesclave qui essaye de les dompter, lchant le bras dAndre et la repoussant autant quil tait en lui hors de la voie dangereuse, il sauta au mors du cheval qui se trouvait de son ct; le cheval se cabra. Andre vit son frre retomber, flchir et disparatre; elle jeta un cri, tendit les bras, fut repousse, tournoya, et au bout dun instant se trouva seule, chancelante, emporte comme la plume au vent, sans pouvoir faire la force qui lattirait plus de rsistance quelle.
Des cris assourdissants, bien plus terribles que des cris de guerre, des hennissements de chevaux, un bruit affreux de roues qui tantt broyaient le pav, tantt les cadavres, le feu livide des charpentes qui brlaient, lclair sinistre des sabres quavaient tirs quelques soldats furieux, et, par dessus tout ce sanglant chaos, la statue en bronze, claire de fauves reflets et prsidant au carnage, ctait plus quil nen fallait pour troubler la raison dAndre et lui enlever toutes ses forces. Dailleurs les forces dun Titan eussent t impuissantes dans une pareille lutte, lutte dun seul contre tous, plus la mort.
Andre poussa un cri dchirant; un soldat souvrit un passage dans la foule en frappant la foule de son pe.
Lpe avait brill au-dessus de sa tte.
Elle joignit les mains comme fait le naufrag quand passe la dernire vague sur son front, cria: Mon Dieu! et tomba.
Lorsquon tombait, on tait mort.
Mais ce cri terrible, suprme, quelquun lavait entendu, reconnu, recueilli; Gilbert, entran loin dAndre, force de lutter, stait rapproch delle; courb sous le mme flot qui avait englouti Andre, il se releva, sauta sur cette pe qui machinalement avait menac Andre, treignit la gorge le soldat qui allait frapper, le renversa; prs du soldat tait tendue une jeune femme vtue dune robe blanche; il la saisit, lenleva comme eut fait un gant.