On disait que bien des cadavres avaient dj t jets au fleuve par la prvt de Paris, qui, coupable dimprudence, voulait cacher ce nombre effrayant de morts que son imprudence avait faits.
Puis, quand ils ont rassasi leur vue de ce spectacle strile, quand ils en ont t saturs, les deux pieds mouills par leau de la Seine, lme treinte de cette dernire angoisse que trane avec lui le cours nocturne dune rivire, ils partent, leur lanterne la main, pour explorer les rues voisines de la place, o, dit-on, beaucoup de blesss se sont trans pour avoir du secours et fuir du moins le thtre de leurs souffrances.
Quand, par malheur, ils ont trouv parmi les cadavres lobjet regrett, lami perdu, alors les cris succdent la dchirante surprise, et des sanglots, slevant vers un nouveau point du thtre sanglant, rpondent dautres sanglots!
Parfois encore la place retentit de bruits soudains. Tout coup une lanterne tombe et se brise; le vivant sest jet corps perdu sur le mort pour lembrasser une dernire fois.
Il y a dautres bruits encore dans ce vaste cimetire.
Quelques blesss dont les membres ont t briss par la chute, dont la poitrine a t laboure par lpe ou comprime par loppression de la foule, rlent un cri ou poussent un gmissement en forme de prire, et aussitt accourent ceux qui esprent trouver leur ami, et qui sloignent quand ils ne lont pas reconnu.
Toutefois, lextrmit de la place, prs du jardin, sorganise, avec le dvouement de la charit populaire, une ambulance. Un jeune chirurgien, on le reconnat pour tel du moins la profusion dinstruments dont il est entour; un jeune chirurgien se fait apporter les hommes et les femmes blesss; il les panse, et, tout en les pansant, il leur dit de ces mots qui expriment plutt la haine contre la cause que la piti pour leffet.
ses deux aides, robustes colporteurs, qui lui font passer la sanglante revue, il crie incessamment:
Les femmes du peuple, les hommes du peuple dabord. Ils sont aiss reconnatre, plus blesss presque toujours, moins richement pars, certainement!
ces mots, rpts aprs chaque pansement avec une stridente monotonie, un jeune homme au front ple, qui, un falot la main, cherche parmi les cadavres, a pour la seconde fois relev la tte.
Une large blessure qui lui sillonne le front laisse chapper quelques gouttes de sang vermeil; un de ses bras est soutenu par son habit, qui lenferme entre deux boutons; son visage, couvert de sueur, trahit une motion incessante et profonde.
cette recommandation du mdecin entendue, comme nous lavons dit, pour la seconde fois, il releva la tte, et, regardant tristement ces membres mutils que loprateur semblait, lui, regarder presque avec dlice:
Oh! monsieur, dit-il, pourquoi choisissez-vous parmi les victimes?
Parce que, dit le chirurgien levant la tte cette interpellation, parce que personne ne soignera les pauvres, si je ne pense pas eux, et que les riches seront toujours assez recherchs! Abaissez votre lanterne et interrogez le pav; vous trouvez cent pauvres pour un riche ou un noble. Et dans cette catastrophe encore, avec un bonheur qui finira par lasser Dieu lui-mme, les nobles et les riches ont pay le tribut quils payent dordinaire: un sur mille.
Le jeune homme leva son falot la hauteur de son front sanglant.
Alors je suis donc le seul, dit-il sans sirriter, moi, gentilhomme perdu comme tant dautres en cette foule, moi quun coup de pied de cheval a bless au front, et qui me suis bris le bras gauche en tombant dans un foss. On court aprs les riches et les nobles, dites-vous? Vous voyez bien cependant que je ne suis pas encore pans.
Vous avez votre htel, vous, votre mdecin; retournez chez vous, puisque vous marchez.
Je ne vous demande pas vos soins, monsieur; je cherche ma sur, une belle jeune fille de seize ans, hlas! tue sans doute, quoiquelle ne soit pas du peuple. Elle avait une robe blanche et un collier avec une croix au cou; bien quelle ait son htel et son mdecin, rpondez-moi, par piti: avez-vous vu, monsieur, celle que je cherche?
Monsieur, dit le jeune chirurgien avec une vhmence fivreuse qui prouvait que les ides exprimes par lui bouillonnaient depuis longtemps dans sa poitrine; monsieur, lhumanit me guide; cest pour elle que je me dvoue, et, quand je laisse sur son lit de mort laristocratie pour relever le peuple en souffrance, jobis la loi vritable de cette humanit dont jai fait ma desse. Tous les malheurs arrivs aujourdhui viennent de vous; ils viennent de vos abus, de vos envahissements; supportez-en donc les consquences. Non, monsieur, je nai pas vu votre sur.
Et, sur cette foudroyante apostrophe, loprateur se remet la besogne. On venait de lui apporter une pauvre femme dont un carrosse avait broy les deux jambes.
Voyez, ajouta-t-il en poursuivant de ce cri Philippe qui senfuyait, voyez, sont-ce les pauvres qui lancent dans les ftes publiques leurs carrosses de faon broyer les jambes des riches?
Philippe, qui appartenait cette jeune noblesse qui nous a donn les La Fayette et les Lameth, avait plus dune fois profess les mmes maximes qui lpouvantaient dans la bouche de ce jeune homme: leur application retomba sur lui comme un chtiment.
Le cur bris, il sloigna des environs de lambulance pour suivre sa triste exploration; au bout dun instant, emport par la douleur, on lentendit crier dune voix pleine de larmes:
Andre! Andre!
Prs de lui passait en ce moment, marchant dun pas prcipit, un homme dj vieux, vtu dun habit de drap gris, de bas draps, et de la main droite sappuyant sur une canne, tandis que, de la gauche, il tenait une de ces lanternes faites dune chandelle enferme dans du papier huil.
Entendant gmir ainsi Philippe, cet homme comprit ce quil souffrait, et murmura:
Pauvre jeune homme!
Mais, comme il paraissait tre venu pour une cause pareille la sienne, il passa outre.
Puis tout coup, comme sil se ft reproch dtre pass devant une si grande douleur sans avoir essay dy apporter quelque consolation:
Monsieur, lui dit-il, pardonnez-moi de mler ma douleur la vtre, mais ceux qui sont frapps du mme coup doivent sappuyer lun lautre pour ne pas tomber. Dailleurs vous pouvez mtre utile. Vous cherchez depuis longtemps, car votre bougie est prs de steindre, vous devez donc connatre les endroits les plus funestes de la place.
Oh! oui, monsieur je les connais.
Eh bien! moi aussi, je cherche quelquun.
Alors, voyez dabord au grand foss; l, vous trouverez plus de cinquante cadavres.
Cinquante, juste ciel! tant de victimes tues au milieu dune fte!
Tant de victimes, monsieur! Jai dj clair mille visages, et je nai pas encore retrouv ma sur.
Votre sur?
Cest l-bas, dans cette direction, quelle tait. Je lai perdue prs dun banc. Jai retrouv la place o je lavais perdue, mais delle, nulle trace. Je vais recommencer la chercher partir du bastion.
De quel ct allait la foule, monsieur?
Vers les btiments neufs, vers la rue de la Madeleine.
Alors, ce doit tre de ce ct?
Sans doute; aussi ai-je cherch de ce ct dabord; mais il y avait de terribles remous. Puis le flot allait par l, cest vrai; mais une pauvre femme qui a la tte perdue ne sait o elle va, et cherche fuir dans toutes les directions.
Monsieur, cest peu probable quelle ait lutt contre le courant; je vais chercher du ct des rues; venez avec moi, et, tous deux runis, peut-tre nous trouverons.
Et que cherchez-vous? votre fils? demanda timidement Philippe.
Non, monsieur, mais un enfant que javais presque adopt.
Vous lavez laiss venir seul?
Oh! ctait un jeune homme dj: dix-huit dix-neuf ans. Matre de ses actions, il a voulu venir, je nai pas pu lempcher. Dailleurs, on tait si loin de deviner cette horrible catastrophe! Votre bougie steint.
Oui, monsieur.
Venez avec moi, je vous clairerai.
Merci, vous tes bien bon, mais je vous gnerais.