Enfin, au moment o les premires lueurs du jour blanchissaient lorient, Philippe, extnu, prt tomber lui-mme au milieu de ces cadavres moins ples que lui, saisi dun vertige trange, esprant son tour, comme avait espr son pre, quAndre serait revenue ou aurait t ramene la maison, Philippe reprit le chemin de la rue Coq-Hron.
De loin il aperut la porte le mme groupe quil y avait laiss.
Il comprit quAndre navait point reparu et sarrta.
De son ct, le baron le reconnut.
Eh bien? cria-t-il Philippe.
Quoi! ma sur nest point revenue? demanda celui-ci.
Hlas! scrirent ensemble le baron, Nicole et La Brie.
Rien? aucune nouvelle? aucun renseignement? aucun espoir?
Rien!
Philippe tomba sur le banc de pierre de lhtel; le baron poussa une sauvage exclamation.
En ce moment mme, un fiacre apparut au bout de la rue, sapprocha lourdement, et sarrta en face de lhtel.
Une tte de femme apparaissait travers la portire, renverse sur son paule et comme vanouie. Philippe, rveill en sursaut cette vue, bondit de ce ct.
La portire du fiacre souvrit, et un homme en descendit, portant Andre inanime entre ses bras.
Morte! morte! On nous la rapporte, scria Philippe en tombant genoux.
Morte! balbutia le baron. Oh! monsieur, est-elle vritablement morte?
Je ne crois pas, messieurs, rpondit tranquillement lhomme qui portait Andre, et mademoiselle de Taverney, je lespre, nest quvanouie.
Oh! le sorcier, le sorcier! scria le baron.
M. le baron de Balsamo! murmura Philippe.
Moi-mme, monsieur le baron, et assez heureux pour avoir reconnu mademoiselle de Taverney dans laffreuse mle.
O cela, monsieur? demanda Philippe.
Prs du Garde-meubles.
Oui, dit Philippe.
Puis, passant tout coup de lexpression de la joie une sombre dfiance:
Vous la ramenez bien tard, baron? dit-il.
Monsieur, rpondit Balsamo sans stonner, vous comprendrez facilement mon embarras. Jignorais ladresse de mademoiselle votre sur, et je lavais fait transporter par mes gens chez madame la marquise de Savigny, lune de mes amies, qui loge prs des curies du roi. Alors, ce brave garon que vous voyez et qui maidait soutenir mademoiselle Venez, Comtois.
Balsamo accompagna ces dernires paroles dun signe, et un homme la livre royale sortit du fiacre.
Alors, continua Balsamo, ce brave garon, qui est dans les quipages royaux, a reconnu mademoiselle pour lavoir conduite un soir de la Muette votre htel. Mademoiselle doit cette heureuse rencontre sa merveilleuse beaut. Je lai fait monter avec moi dans le fiacre, et jai lhonneur de vous ramener, avec tout le respect que je lui dois, mademoiselle de Taverney moins souffrante que vous ne le croyez.
Et il acheva en remettant avec les gards les plus respectueux la jeune fille dans les bras de son pre et de Nicole.
Le baron sentit pour la premire fois une larme au bord de sa paupire, et, tout tonn quil dut tre intrieurement de cette sensibilit, il laissa franchement couler cette larme sur sa joue ride. Philippe prsenta la seule main quil et libre Balsamo.
Monsieur, lui dit-il, vous savez mon adresse, vous savez mon nom. Mettez-moi, je vous prie, en demeure de reconnatre le service que vous venez de nous rendre.
Jai accompli un devoir, monsieur, rpliqua Balsamo; ne vous devais-je pas lhospitalit?
Et, saluant aussitt, il fit quelques pas pour sloigner, sans vouloir rpondre loffre que lui faisait le baron dentrer chez lui.
Mais, se retournant:
Pardon, dit-il, joubliais de vous donner ladresse prcise de madame la marquise de Savigny; elle a son htel rue Saint-Honor, proche les Feuillants. Je vous dis cela au cas o mademoiselle de Taverney croirait devoir lui rendre une visite.
Il y avait dans ces explications, dans cette prcision de dtails, dans cette accumulation de preuves, une dlicatesse qui toucha profondment Philippe et mme le baron.
Monsieur, dit le baron, ma fille vous doit la vie.
Je le sais, monsieur, et jen suis fier et heureux, rpondit Balsamo.
Et cette fois, suivi de Comtois, qui refusa la bourse de Philippe, Balsamo remonta en fiacre et disparut.
Presque au mme moment, et comme si le dpart de Balsamo et fait cesser lvanouissement de la jeune fille, Andre ouvrit les yeux.
Cependant elle resta encore quelques instants muette, tourdie, les regards effars.
Mon Dieu! mon Dieu! murmura Philippe. Dieu ne nous laurait-il rendue qu moiti, serait-elle devenue folle?
Andre sembla comprendre ces paroles et secoua la tte. Cependant, elle continuait de rester muette et comme sous lempire dune espce dextase.
Elle se tenait debout, et un de ses bras tait tendu dans la direction de la rue par laquelle avait disparu Balsamo.
Allons, allons dit le baron, il est temps que tout cela finisse. Aide ta sur rentrer, Philippe.
Le jeune homme soutint Andre de son bras valide. La jeune fille sappuya de lautre ct sur Nicole, et, marchant, mais la manire dune personne endormie, elle rentra dans lhtel et gagna son pavillon.
L seulement, la parole lui revint.
Philippe! Mon pre! dit-elle.
Elle nous reconnat, elle nous reconnat! scria Philippe.
Sans doute, je vous reconnais; mais que sest-il donc pass, mon Dieu?
Et Andre referma ses yeux, cette fois-ci non point pour lvanouissement, mais pour un sommeil calme et paisible.
Nicole, reste seule avec Andre, la dshabilla et la mit au lit.
En rentrant chez lui, Philippe trouva un mdecin que le prvoyant La Brie avait couru chercher du moment o linquitude avait cess pour Andre.
Le docteur examina le bras de Philippe. Il ntait point cass, mais lux seulement. Une pression habilement combine fit rentrer lpaule dans larticulation do elle tait sortie.
Aprs quoi, Philippe, encore inquiet pour sa sur, conduisit le mdecin prs du lit dAndre.
Le docteur prit le pouls de la jeune fille, couta sa respiration et sourit.
Le sommeil de votre sur est calme et pur comme celui dun enfant, dit il. Laissez-la dormir, chevalier, il ny a rien autre chose faire.
Quant au baron, suffisamment rassur sur son fils et sur sa fille, il dormait depuis longtemps.
Chapitre 70. M. de Jussieu
Si nous nous transportons encore une fois dans cette maison de la rue Pltrire, o M. de Sartine envoya son agent, nous y trouverons, le matin du 31 mai, Gilbert tendu sur un matelas dans la chambre mme de Thrse, et autour de lui Thrse et Rousseau avec plusieurs de leurs voisins contemplant cet chantillon lugubre du grand vnement dont tout Paris frissonnait encore.
Gilbert, ple, sanglant, avait ouvert les yeux, et, sitt que la connaissance lui tait venue, il avait cherch, en se soulevant, voir autour de lui, comme sil tait encore sur la place Louis XV.
Une profonde inquitude dabord, puis une grande joie staient peintes sur ses traits; puis tait venu un autre nuage de tristesse qui avait de nouveau effac la joie.
Souffrez-vous, mon ami? demanda Rousseau en lui prenant la main avec sollicitude.
Oh! qui donc ma sauv? demanda Gilbert; qui donc a pens moi, pauvre isol dans le monde?
Ce qui vous a sauv, mon enfant, cest que vous ntiez pas encore mort; celui qui a pens vous, cest Celui qui pense tous.
Cest gal, cest bien imprudent, grommela Thrse, daller se mler de pareilles foules!
Oui, oui, cest bien imprudent! rptrent en chur les voisins.
Eh! mesdames, interrompit Rousseau, il ny a pas dimprudence l o il ny a pas de danger patent, et il ny a pas de danger patent aller voir un feu dartifice. Quand le danger arrive en ce cas, on nest pas imprudent, on est malheureux: mais, nous qui parlons, nous en eussions fait autant.
Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant dans la chambre de Rousseau, il voulut parler.