Et il rompit en deux le morceau, dont il prit la moiti et rendit lautre; puis il sassit sur lherbe trois pas du vieillard, qui le regardait avec un tonnement croissant.
Le repas dura peu de temps. Il y avait peu de pain, et Gilbert avait grand apptit. Le vieillard ne le troubla par aucune parole; il continua son muet examen, mais furtivement, et en donnant, en apparence du moins, la plus grande attention aux plantes et aux fleurs de sa boite, qui, se redressant comme pour respirer, relevaient leur tte odorante au niveau du couvercle de fer-blanc.
Cependant, voyant Gilbert sapprocher de la mare, il scria vivement:
Ne buvez pas de cette eau, jeune homme; elle est infecte par le dtritus des plantes mortes lan dernier, et par les ufs de grenouille qui nagent sa superficie. Prenez plutt quelques cerises, elles vous rafrachiront aussi bien que de leau. Prenez, je vous y invite, car vous ntes point, je le vois, un convive importun.
Cest vrai, monsieur, limportunit est tout loppos de ma nature, et je ne crains rien tant que dtre importun. Je viens de le prouver tout lheure encore Versailles.
Ah! vous venez de Versailles? dit ltranger en regardant Gilbert.
Oui, monsieur, rpondit le jeune homme.
Cest une ville riche; il faut tre bien pauvre ou bien fier pour y mourir de faim.
Je suis lun et lautre, monsieur.
Vous avez eu querelle avec votre matre? demanda timidement ltranger, qui poursuivait Gilbert de son regard interrogateur, tout en rangeant ses plantes dans sa bote.
Je nai pas de matre, monsieur.
Mon ami, dit ltranger en se couvrant la tte, voici une rponse trop ambitieuse.
Elle est exacte cependant.
Non, jeune homme, car chacun a son matre ici-bas, et ce nest pas entendre justement la fiert que de dire: Je nai pas de matre.
Comment?
Eh! mon Dieu, oui! vieux ou jeunes, tous tant que nous sommes, nous subissons la loi dun pouvoir dominateur. Les uns sont rgis par les hommes, les autres par les principes, et les matres les plus svres ne sont pas toujours ceux qui ordonnent ou frappent avec la voix ou la main humaine.
Soit, dit Gilbert; alors je suis rgi par des principes, javoue cela. Les principes sont les seuls matres quun esprit pensant puisse avouer sans honte.
Et quels sont vos principes? Voyons! Vous me paraissez bien jeune, mon ami, pour avoir des principes arrts?
Monsieur, je sais que les hommes sont frres, que chaque homme contracte, en naissant, une somme dobligations relatives envers ses frres. Je sais que Dieu a mis en moi une valeur quelconque, si minime quelle soit, et que, comme je reconnais la valeur des autres, jai le droit dexiger des autres quils reconnaissent la mienne, si toutefois je ne lexagre point. Tant que je ne fais rien dinjuste et de dshonorant, jai donc droit une portion destime, ne ft-ce que par ma qualit dhomme.
Ah! ah! fit ltranger, vous avez tudi?
Non, monsieur, malheureusement; seulement, jai lu le Discours sur lingalit des conditions et le Contrat social. De ces deux livres viennent toutes les choses que je sais, et peut-tre tous les rves que je fais.
ces mots du jeune homme, un feu clatant brilla dans les yeux de ltranger. Il fit un mouvement qui faillit briser un xranthme aux brillantes folioles, rebelle se ranger sous les parois concaves de sa boite.
Et tels sont les principes que vous professez?
Ce ne sont peut-tre pas les vtres, rpondit le jeune homme; mais ce sont ceux de Jean-Jacques Rousseau.
Seulement, fit ltranger avec une dfiance trop prononce pour quelle ne ft pas humiliante lamour-propre de Gilbert, seulement, les avez-vous bien compris?
Mais, dit Gilbert, je comprends le franais, je crois; surtout quand il est pur et potique
Vous voyez bien que non, dit en souriant le vieillard; car, si ce que je vous demande en ce moment nest pas prcisment potique, cest clair, au moins. Je voulais vous demander si vos tudes philosophiques vous avaient mis porte de saisir le fond de cette conomie du systme de
Ltranger sarrta presque rougissant.
De Rousseau, continua le jeune homme. Oh! monsieur, je nai pas fait ma philosophie dans un collge, mais jai un instinct qui ma rvl, parmi tous les livres que jai lus, lexcellence et lutilit du Contrat social.
Aride matire pour un jeune homme, monsieur; sche contemplation pour des rveries de vingt ans; fleur amre et peu odorante pour une imagination de printemps, dit le vieil tranger avec une douceur triste.
Le malheur mrit lhomme avant la saison, monsieur, dit Gilbert, et quant la rverie, si on la laisse aller sa pente naturelle, bien souvent elle conduit au mal.
Ltranger ouvrit ses yeux demi ferms par un recueillement qui lui tait habituel dans ses moments de calme, et qui donnait un certain charme sa physionomie.
qui faites-vous allusion? demanda-t-il en rougissant.
personne, monsieur, dit Gilbert.
Si fait
Non, je vous assure.
Vous me paraissez avoir tudi le philosophe de Genve. Faites-vous allusion sa vie?
Je ne le connais pas, rpondit candidement Gilbert.
Vous ne le connaissez pas? Ltranger poussa un soupir. Allez, jeune homme, cest une malheureuse crature.
Impossible! Jean-Jacques Rousseau malheureux! Mais il ny aurait donc plus de justice, ni ici-bas, ni l-haut. Malheureux! lhomme qui a consacr sa vie au bonheur de lhomme!
Allons, allons! je vois quen effet vous ne le connaissez pas; mais parlons de vous, mon ami, sil vous plat.
Jaimerais mieux continuer de mclairer sur le sujet qui nous occupe; car, de moi qui ne suis rien, monsieur, que voulez-vous que je vous dise?
Et puis vous ne me connaissez point, et vous craignez dtre confiant avec un tranger.
Oh! monsieur, que puis-je craindre de qui que ce soit au monde, et qui peut me faire plus malheureux que je ne suis? Rappelez-vous de quelle faon je me suis prsent vos yeux, seul, pauvre et affam.
O alliez-vous?
Jallais Paris Vous tes parisien, monsieur?
Oui cest--dire non.
Ah! lequel des deux? demanda Gilbert en souriant.
Jaime peu mentir, et je maperois chaque instant quil faut rflchir avant que de parler. Je suis parisien, si lon entend par parisien lhomme qui habite Paris depuis longtemps et qui vit de la vie parisienne; mais je ne suis pas n dans cette ville. Pourquoi cette question?
Elle se rattachait dans mon esprit la conversation que nous venions davoir. Je voulais dire que, si vous habitez Paris, vous avez d voir M. Rousseau, dont nous parlions tout lheure.
Je lai vu quelquefois, en effet.
On le regarde quand il passe, nest-ce pas? on ladmire, on se le montre du doigt comme le bienfaiteur de lhumanit?
Non; les enfants le suivent et, excits par leurs parents, lui jettent des pierres.
Ah! mon Dieu! fit Gilbert avec une douloureuse stupfaction; tout au moins est-il riche?
Il se demande parfois, comme vous vous le demandiez ce matin: O djeunerai-je?
Mais, tout pauvre quil est, il est considr, puissant, respect?
Il ne sait pas, chaque soir, lorsquil sendort, sil ne se rveillera point le lendemain la Bastille.
Oh! comme il doit har les hommes!
Il ne les aime ni ne les hait; il en est dgot, voil tout.
Ne point har les gens qui nous maltraitent! scria Gilbert, je ne comprends point cela.
Rousseau a toujours t libre, monsieur; Rousseau a toujours t assez fort pour ne sappuyer que sur lui seul, et cest la force et la libert qui font les hommes doux et bons; seuls lesclavage et la faiblesse font les mchants.
Voil pourquoi jai voulu demeurer libre, dit firement Gilbert; je devinais ce que vous venez de mexpliquer.
On est libre mme en prison, mon ami, dit ltranger; demain Rousseau serait la Bastille, ce qui lui arrivera un jour ou lautre, quil crirait ou penserait tout aussi librement que dans les montagnes de la Suisse. Je nai jamais cru, quant moi, que la libert de lhomme consistt faire ce quil veut, mais bien ce quaucune puissance humaine ne lui ft faire ce quil ne veut pas.