Bientt, en effet, tout disparut ses yeux, le baron, Philippe, Nicole, Beausire, et il ne vit plus, sur le fond de son souvenir, quAndre demi nue, les bras arrondis au-dessus de sa tte, et dtachant les pingles de ses cheveux.
Chapitre 75. Les herboriseurs
Les vnements que nous venons de raconter staient passs le vendredi soir; ctait donc le surlendemain que devait avoir lieu dans le bois de Luciennes cette promenade dont Rousseau se faisait une si grande fte.
Gilbert, indiffrent tout depuis quil avait appris le prochain dpart dAndre pour Trianon, Gilbert avait pass la journe tout entire appuy au rebord de sa lucarne. Pendant cette journe, la fentre dAndre tait reste ouverte, et une fois ou deux la jeune fille sen tait approche faible et plie pour prendre lair, et il avait sembl Gilbert, en la voyant, quil net pas demand au ciel autre chose que de savoir Andre destine habiter ternellement ce pavillon, davoir pour toute sa vie une place cette mansarde, et deux fois par jour dentrevoir la jeune fille comme il lavait entrevue.
Ce dimanche tant appel arriva enfin. Ds la veille, Rousseau avait fait ses prparatifs; ses souliers soigneusement cirs, lhabit gris, chaud et lger tout ensemble, avaient t tirs de larmoire au grand dsespoir de Thrse, qui prtendait quune blouse ou un sarrau de toile taient bien suffisants pour un pareil mtier; mais Rousseau, sans rien rpondre, avait fait sa guise; non seulement son costume, mais encore celui de Gilbert avait t revu avec le plus grand soin, et il stait mme augment de bas irrprochables et de souliers neufs, dont Rousseau lui avait fait une surprise.
La toilette de lherbier aussi tait frache; Rousseau navait pas oubli sa collection de mousses destine jouer un rle.
Rousseau, impatient comme un enfant, se mit plus de vingt fois la fentre pour savoir si telle ou telle voiture qui roulait ntait pas le carrosse de M. de Jussieu. Enfin, il aperut une caisse bien vernie, des chevaux richement harnachs, un vaste cocher poudr stationnant devant sa porte. Il courut aussitt dire Thrse:
Le voici! le voici!
Et Gilbert:
Vite, Gilbert, vite! Le carrosse nous attend.
Eh bien! dit aigrement Thrse, puisque vous aimez tant rouler en voiture, pourquoi navez-vous travaill pour en avoir une, comme M. de Voltaire?
Allons donc! grommela Rousseau.
Dame! vous dites toujours que vous avez autant de talent que lui.
Je ne dis pas cela, entendez-vous! cria Rousseau fch la mnagre; je dis je ne dis rien!
Et toute sa joie senvola, comme cela arrivait chaque fois que ce nom ennemi retentissait son oreille.
Heureusement, M. de Jussieu entra.
Il tait pommad, poudr, frais comme le printemps; un admirable habit de gros satin des Indes ctes, couleur gris de lin, une veste de taffetas lilas clair, des bas de soie blancs dune finesse extrme et des boucles dor poli composaient son accoutrement.
En entrant chez Rousseau, il emplit la chambre dun parfum vari que Thrse respira sans dissimuler son admiration.
Que vous voil beau! dit Rousseau en regardant obligeamment Thrse et en comparant des yeux sa modeste toilette et son quipage volumineux de botaniste avec la toilette si lgante de M. de Jussieu.
Mais non, jai peur de la chaleur, dit llgant botaniste.
Et lhumidit des bois! Vos bas de soie, si nous herborisons dans les marais
Oh! que non; nous choisirons nos endroits.
Et les mousses aquatiques, nous les abandonnerons donc pour aujourdhui?
Ne nous inquitons pas de cela, cher confrre.
On dirait que vous allez au bal, et chez des dames.
Pourquoi ne pas faire honneur dun bas de soie dame Nature? rpliqua M. de Jussieu un peu embarrass; nest-ce pas une matresse qui vaut la peine quon se mette en frais pour elle?
Rousseau ninsista pas; du moment que M. de Jussieu invoquait la nature, il tait davis lui-mme quon ne pouvait jamais lui faire trop dhonneur.
Quant Gilbert, malgr son stocisme, il regardait M. de Jussieu avec un il denvie. Depuis quil avait vu tant de jeunes lgants rehausser encore avec la toilette les avantages naturels dont ils taient dous, il avait compris la frivole utilit de llgance, et il se disait tout bas que ce satin, cette batiste, ces dentelles, donneraient bien du charme sa jeunesse, et que, sans aucun doute, au lieu dtre vtu comme il ltait, sil tait vtu comme M. de Jussieu et quil rencontrt Andre, Andre le regarderait.
On partit au grand trot de deux bons chevaux danois. Une heure aprs le dpart, les botanistes descendaient Bougival et coupaient vers la gauche par le chemin des Chtaigniers.
Cette promenade, merveilleusement belle aujourdhui, tait cette poque dune beaut au moins gale, car la partie du coteau que sapprtaient parcourir nos explorateurs, boise dj sous Louis XIV, avait t lobjet de soins constants depuis le got du souverain pour Marly.
Les chtaigniers aux rugueuses corces, aux branches gigantesques, aux formes fantastiques, qui tantt imitent dans leurs noueuses circonvolutions le serpent senroulant autour du tronc, tantt le taureau renvers sur ltal du boucher et vomissant un sang noir, le pommier charg de mousse, et les noyers, colosses dont le feuillage passe, en juin, du vert jaune au vert bleu; cette solitude, cette asprit pittoresque du terrain qui monte sous lombre des vieux arbres jusqu dessiner une vive arte sur le bleu mat du ciel; toute cette nature puissante, gracieuse et mlancolique plongeait Rousseau dans un ravissement inexprimable.
Quant Gilbert, calme mais sombre, toute sa vie tait dans cette seule pense:
Andre quitte le pavillon du jardin et va Trianon.
Sur le point culminant de ce coteau que gravissaient pied les trois botanistes, on voyait slever le pavillon carr de Luciennes.
La vue de ce pavillon, do il avait fui, changea le cours des ides de Gilbert pour le ramener des souvenirs peu agrables, mais dans lesquels nentrait aucune crainte. En effet, il marchait le dernier, voyait devant lui deux protecteurs, et se sentait bien appuy; il regarda donc Luciennes comme un naufrag voit, du port, le banc de sable sur lequel se brisa son navire.
Rousseau, sa petite bche la main, commenait regarder sur le sol; M. de Jussieu aussi; seulement, le premier cherchait des plantes, le second tchait de garantir ses bas de lhumidit.
Ladmirable lepopodium! dit Rousseau.
Charmant, rpliqua M. de Jussieu; mais passons, voulez-vous?
Ah! la lyrimachia fenella! Elle est bonne prendre, voyez.
Prenez-la si cela vous fait plaisir.
Ah ! mais nous nherborisons donc pas?
Si fait, si fait Mais je crois que, sur le plateau l-bas, nous trouverons mieux.
Comme il vous plaira Allons donc.
Quelle heure est-il? demanda M. de Jussieu. Dans ma prcipitation mhabiller, jai oubli ma montre.
Rousseau tira de son gousset une grosse montre dargent.
Neuf heures, dit-il.
Si nous nous reposions un peu? voulez-vous? demanda M. de Jussieu.
Oh! que vous marchez mal, dit Rousseau. Voil ce que cest que dherboriser en souliers fins et en bas de soie.
Jai peut-tre faim, voyez-vous.
Eh bien, alors, djeunons Le village est un quart de lieue.
Non pas, sil vous plat.
Comment, non pas? Avez-vous donc djeuner dans votre voiture?
Voyez-vous l-bas, dans ce bouquet de bois? fit M. de Jussieu en tendant la main vers le point de lhorizon quil voulait dsigner.
Rousseau se hissa sur la pointe du pied, et mit sa main sur ses yeux en guise de visire.
Je ne vois rien, dit-il.