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Rousseau a-t-il donc crit ce que vous dites l, monsieur?

Je le crois, dit ltranger.

Ce nest point dans le Contrat social?

Non, cest dans une publication nouvelle, quon appelle les Rveries du promeneur solitaire.

Monsieur, dit Gilbert, je crois que nous nous rencontrerons sur un point.

Sur lequel?

Cest que tous deux nous aimons et admirons Rousseau.

Parlez pour vous, jeune homme, vous tes dans lge des illusions.

On peut se tromper sur les choses, mais non sur les hommes.

Hlas! vous le verrez plus tard, cest sur les hommes surtout quon se trompe. Rousseau est peut-tre un peu plus juste que les autres hommes; mais, croyez-moi, il a ses dfauts, et de fort grands.

Gilbert secoua la tte dun air qui marquait peu de conviction; mais, malgr cette incivile dmonstration, ltranger continua de le traiter avec la mme faveur.

Revenons notre point de dpart, fit ltranger. Je disais que vous aviez quitt votre matre Versailles.

Et moi, dit Gilbert un peu radouci, moi qui vous ai rpondu que je navais point de matre, jaurais pu ajouter quil ne tenait qu moi den avoir un fort illustre, et que je venais de refuser une condition que beaucoup dautres eussent envie.

Une condition?

Oui, il sagissait de servir lamusement de grands seigneurs dsuvrs; mais jai pens qutant jeune, pouvant tudier et faire mon chemin, je ne devais pas perdre ce temps prcieux de la jeunesse et compromettre en ma personne la dignit de lhomme.

Cest bien, dit gravement ltranger; mais, pour faire votre chemin, avez vous un plan arrt?

Monsieur, jai lambition dtre mdecin.

Belle et noble carrire, dans laquelle on peut choisir entre la vraie science, modeste et martyre, et le charlatanisme effront, dor, obse. Si vous aimez la vrit, jeune homme, devenez mdecin; si vous aimez lclat, faites-vous mdecin.

Mais il faut beaucoup dargent pour tudier, nest-ce pas, monsieur?

Il en faut certainement; mais beaucoup, cest trop dire.

Le fait est, reprit Gilbert, que Jean-Jacques Rousseau, qui sait tout, a tudi pour rien.

Pour rien! Oh! jeune homme, dit le vieillard avec un triste sourire, vous appelez rien ce que Dieu a donn de plus prcieux aux hommes: la candeur, la sant, le sommeil; voil ce qua cot au philosophe genevois le peu quil est parvenu apprendre.

Le peu! fit Gilbert presque indign.

Sans doute; interrogez sur lui, et coutez ce que lon vous en dira.

Dabord, cest un grand musicien.

Oh! parce que le roi Louis XV a chant avec passion: Jai perdu mon serviteur, cela ne veut pas dire que le Devin de village soit un bon opra.

Cest un grand botaniste. Voyez ses lettres, dont je nai jamais pu me procurer que quelques pages dpareilles; vous devez connatre cela, vous qui cueillez les plantes dans les bois.

Oh! lon se croit botaniste et souvent lon nest

Achevez.

On nest quherboriste et encore

Et qutes-vous? Herboriste ou botaniste?

Oh! herboriste bien humble et bien ignorant, en face de ces merveilles de Dieu quon appelle les plantes et les fleurs.

Il sait le latin?

Fort mal.

Cependant, jai lu dans une gazette quil avait traduit un auteur ancien nomm Tacite.

Parce que dans son orgueil hlas! tout homme est orgueilleux par moments parce que dans son orgueil il a voulu tout entreprendre; mais il le dit lui-mme dans lavertissement de son premier livre, du seul quil ait traduit, il entend assez mal le latin, et Tacite, qui est un rude jouteur, la bientt eu lass. Non, non, bon jeune homme, en dpit de votre admiration, il ny a point dhomme universel, et presque toujours, croyez-moi, on perd en profondeur ce que lon gagne en superficie. Il ny a si petite rivire qui ne dborde sous un orage et qui nait lair dun lac. Mais essayez de lui faire porter bateau, et vous aurez bientt touch le fond.

Et, votre avis, Rousseau est un de ces hommes superficiels?

Oui; peut-tre prsente-t-il une superficie un peu plus tendue que celle des autres hommes, dit ltranger, voil tout.

Bien des hommes seraient heureux, mon avis, darriver une superficie semblable.

Parlez-vous pour moi? demanda ltranger avec une bonhomie qui dsarma linstant mme Gilbert.

Ah! Dieu men garde! scria ce dernier; il mest trop doux de causer avec vous pour que je cherche vous dsobliger.

Et en quoi ma conversation vous est-elle agrable? car je ne crois pas que vous veuillez me flatter pour un morceau de pain et quelques cerises?

Vous avez raison. Je ne flatterais pas pour lempire du monde; mais coutez, vous tes le premier qui mait parl sans morgue, avec bont, comme on parle un jeune homme et non comme on parle un enfant. Quoique nous ayons t en dsaccord sur Rousseau, il y a derrire la mansutude de votre esprit quelque chose dlev qui attire le mien. Il me semble, quand je cause avec vous, que je suis dans un riche salon dont les volets sont ferms, et dont, malgr lobscurit, je devine la richesse. Il ne tiendrait qu vous de laisser glisser dans votre conversation un rayon de lumire, et alors je serais bloui.

Mais vous-mme, vous parlez avec une certaine recherche qui pourrait faire croire une meilleure ducation que celle que vous avouez?

Cest la premire fois, monsieur, et je mtonne moi-mme des termes dans lesquels je parle; il y en a dont je connaissais peine la signification, et dont je me sers pour les avoir entendu dire une fois. Je les avais rencontrs dans les livres que javais lus, mais je ne les avais pas compris.

Vous avez beaucoup lu?

Trop; mais je relirai.

Le vieillard regarda Gilbert avec tonnement.

Oui, jai lu tout ce qui mest tomb sous la main, ou plutt, bons et mauvais livres, jai tout dvor. Oh! si javais eu quelquun pour me guider dans mes lectures, pour me dire ce que je devais oublier et ce dont je devais me souvenir! Mais pardon, monsieur, joublie que, si votre conversation mest prcieuse, il ne doit pas en tre ainsi de la mienne: vous herborisiez, et je vous gne, peut-tre?

Gilbert fit un mouvement pour se retirer, mais avec le vif dsir dtre retenu. Le vieillard, dont les petits yeux gris taient fixs sur lui, semblait lire jusquau fond de son cur.

Non pas, lui dit-il, ma bote est presque pleine, et je nai plus besoin que de quelques mousses; on ma dit quil poussait de beaux capillaires dans ce canton.

Attendez, attendez, dit Gilbert, je crois avoir vu ce que vous cherchez, tout lheure, sur une roche.

Loin dici?

Non, l, cinquante pas peine.

Mais comment savez-vous que les plantes que vous avez vues sont des capillaires?

Je suis n dans les bois, monsieur; puis, la fille de celui chez qui jai t lev soccupait aussi de botanique; elle avait un herbier, et au-dessous de chaque plante le nom de cette plante tait crit de sa main. Jai souvent regard ces plantes et cette criture, et il me semble avoir vu des mousses que je ne connaissais, moi, que sous le nom de mousses de roche, dsignes sous celui de capillaires.

Et vous vous sentez du got pour la botanique?

Ah! monsieur, quand jentendais dire par Nicole Nicole tait la femme de chambre de mademoiselle Andre quand jentendais dire que sa matresse cherchait inutilement quelques plantes dans les environs de Taverney, je demandais Nicole de tcher de savoir la forme de cette plante. Alors souvent, sans savoir que ctait moi qui avais fait cette demande, mademoiselle Andre la dessinait en quatre coups de crayon. Nicole aussitt prenait le dessin et me le donnait. Alors je courais par les champs, par les prs et par les bois jusqu ce que jeusse trouv la plante en question. Puis, quand je lavais trouve, je lenlevais avec une bche, et la nuit je la transplantais au milieu de la pelouse; de sorte quun beau matin, en se promenant, mademoiselle Andre jetait un cri de joie, en disant: Ah! mon Dieu! comme cest trange, cette plante que jai cherche partout, la voil.