onze heures cinq minutes, M. de Choiseul descendit de voiture et traversa la galerie, son portefeuille sous le bras.
son passage, il se fit un grand mouvement de gens qui se retournaient pour avoir lair de causer entre eux et ne pas saluer le ministre.
Le duc ne fit pas attention ce mange; il entra dans le cabinet, o le roi feuilletait un dossier en prenant son chocolat.
Bonjour, duc, lui dit le roi amicalement; sommes-nous bien dispos, ce matin?
Sire, M. de Choiseul se porte bien, mais le ministre est fort malade, et vient prier Votre Majest, puisquelle ne lui parle encore de rien, dagrer sa dmission. Je remercie le roi de mavoir permis cette initiative; cest une dernire faveur dont je lui suis bien reconnaissant.
Comment, duc, votre dmission? quest-ce que cela veut dire?
Sire, Votre Majest a sign hier, entre les mains de madame du Barry, un ordre qui me destitue; cette nouvelle court dj tout Paris et tout Versailles. Le mal est fait. Cependant, je nai pas voulu quitter le service de Votre Majest sans en avoir reu lordre avec la permission. Car, nomm officiellement, je ne puis me regarder comme destitu que par un acte officiel.
Comment, duc, scria le roi en riant, car lattitude svre et digne de M. de Choiseul lui imposait jusqu la crainte; comment, vous, un homme desprit et un formaliste, vous avez cru cela?
Mais, sire, dit le ministre surpris, vous avez sign
Quoi donc?
Une lettre que possde madame du Barry.
Ah! duc, navez-vous jamais eu besoin de la paix? Vous tes bien heureux! Le fait est que madame de Choiseul est un modle.
Le duc, offens de la comparaison, frona le sourcil.
Votre Majest, dit-il, est dun caractre trop ferme et dun caractre trop heureux pour mler aux affaires dtat ce que vous daignez appeler les affaires de mnage.
Choiseul, il faut que je vous conte cela: cest fort drle. Vous savez quon vous craint beaucoup par l?
Cest--dire quon me hait, sire.
Si vous le voulez. Eh bien, cette folle de comtesse ne ma-t-elle pas pos cette alternative: de lenvoyer la Bastille ou de vous remercier de vos services.
Eh bien, sire?
Eh bien, duc, vous mavouerez quil eut t trop malheureux de perdre le coup dil que Versailles offrait ce matin. Depuis hier, je mamuse voir courir les estafettes sur les routes, voir sallonger ou se rapetisser les visages Cotillon III est reine de France depuis hier. Cest on ne peut plus rjouissant.
Mais la fin, sire?
La fin, mon cher duc, dit Louis XV redevenu srieux, la fin sera toujours la mme. Vous me connaissez, jai lair de cder et je ne cde jamais. Laissez les femmes dvorer le petit gteau de miel que je leur jetterai de temps en temps, comme on faisait Cerbre; mais nous, vivons tranquillement, imperturbablement, ternellement ensemble. Et, puisque nous en sommes aux claircissements, gardez celui-ci pour vous: Quelque bruit qui coure, quelque lettre de moi que vous teniez ne vous abstenez pas de venir Versailles Tant que je vous dirai ce que je vous dis, duc, nous serons bons amis.
Le roi tendit la main au ministre, qui sinclina dessus sans reconnaissance comme sans rancune.
Travaillons, si vous voulez, cher duc, maintenant.
Aux ordres de Votre Majest, rpliqua Choiseul en ouvrant son portefeuille.
Voyons, pour commencer, dites-moi quelques mots du feu dartifice.
ǒa t un grand dsastre, sire.
qui la faute?
M. Bignon, prvt des marchands.
Le peuple a-t-il beaucoup cri?
Oh! beaucoup.
Alors il fallait peut-tre destituer ce M. Bignon.
Le parlement, dont un des membres a failli touffer dans la bagarre, avait pris laffaire cur; mais M. lavocat gnral Sguier a fait un fort loquent discours pour prouver que ce malheur tait luvre de la fatalit. On a applaudi, et ce nest plus rien prsent.
Tant mieux! Passons aux parlements, duc Ah! voil ce quon nous reproche.
On me reproche, sire, de ne pas soutenir M. dAiguillon, contre M. de La Chalotais; mais qui me reproche cela? Les mmes gens qui ont colport avec des fuses de joie la lettre de Votre Majest. Songez donc, sire, que M. dAiguillon a outrepass ses pouvoirs en Bretagne, que les jsuites taient rellement exils, que M. de La Chalotais avait raison, que Votre Majest elle-mme a reconnu par acte public linnocence de ce procureur gnral. On ne peut cependant faire se ddire ainsi le roi. Vis--vis de son ministre, cest bien; mais vis--vis de son peuple!
En attendant, les parlements se sentent forts.
Ils le sont, en effet. Quoi! on les tance, on les emprisonne, on les vexe et on les dclare innocents, et ils ne seraient pas forts! Je nai pas accus M. dAiguillon davoir commenc laffaire La Chalotais, mais je ne lui pardonnerai jamais dy avoir eu tort.
Duc! duc! allons, le mal est fait; au remde Comment brider ces insolents?
Que les intrigues de M. le chancelier cessent, que M. dAiguillon nait plus de soutien, et la colre du parlement tombera.
Mais jaurai cd, duc!
Votre Majest est donc reprsente par M. dAiguillon et non par moi?
Largument tait rude, le roi le sentit.
Vous savez, dit-il, que je naime pas dgoter mes serviteurs, lors mme quils se sont tromps Mais laissons cette affaire qui mafflige et dont le temps fera justice Parlons un peu de lextrieur On me dit que je vais avoir la guerre?
Sire, si vous avez la guerre, ce sera une guerre loyale et ncessaire.
Avec les Anglais diable!
Votre Majest craint-elle les Anglais, par hasard?
Oh! sur mer
Que Votre Majest soit en repos: M. le duc de Praslin, mon cousin, votre ministre de la marine, vous dira quil a soixante-quatre vaisseaux, sans ceux qui sont en chantier, plus des matriaux pour en construire douze autres en un an Enfin, cinquante frgates de premire force, ce qui est une position respectable pour la guerre maritime. Quant la guerre continentale, nous avons mieux que cela, nous avons Fontenoy.
Fort bien; mais pourquoi aurais-je combattre les Anglais, mon cher duc? Un gouvernement beaucoup moins habile que le vtre, celui de labb Dubois, a toujours vit la guerre avec lAngleterre.
Je le crois bien, sire! labb Dubois recevait par mois six cent mille livres des Anglais.
Oh! duc.
Jai la preuve, sire.
Soit; mais o voyez-vous des causes de guerre?
LAngleterre veut toutes les Indes: jai d donner vos officiers les ordres les plus svres, les plus hostiles. La premire collision l-bas donnera lieu des rclamations de lAngleterre; mon avis formel est que nous ny fassions pas droit. Il faut que le gouvernement de Votre Majest soit respect par la force, comme il ltait grce la corruption.
Eh! patientons; dans lInde, qui le saura? Cest si loin!
Le duc se mordit les lvres.
Il y a un casus belli plus rapproch de nous, sire, dit-il.
Encore! Quoi donc?
Les Espagnols prtendent la possession des les Malouines et Falkland Le port dEgmont tait occup par les Anglais arbitrairement, les Espagnols les en ont chasss de vive force; de l, fureur de lAngleterre: elle menace les Espagnols des dernires extrmits si on ne lui donne satisfaction.
Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant, laissez-les se dmler.
Sire, et le pacte de famille? Pourquoi avez-vous tenu faire signer ce pacte, qui lie troitement tous les Bourbons dEurope et leur fait un rempart contre les entreprises de lAngleterre?
Le roi baissa la tte.
Ne vous inquitez pas, sire, dit Choiseul; vous avez une arme formidable, une marine imposante, de largent. Jen sais trouver sans faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire pour le rgne de Votre Majest, et je projette des agrandissements dont on nous aura fourni le prtexte et lexcuse.
Alors, duc, alors la paix lintrieur; nayons pas la guerre partout.