La comtesse regarda le duc sur ce mot, et elle le regarda comme font les femmes, cest--dire avec des yeux qui rien nchappe; elle ne vit que deux fronts courbs respectueusement, et deux figures qui remontrent calmes et sereines aprs le salut.
Je sais, rpondit madame du Barry, que vous aimez M. le duc, marchal; vous tes mon ami. Je prierai monsieur, par dfrence pour son oncle, de limiter en tout ce que son oncle fera dagrable pour moi.
Cest la conduite que je me suis trace lavance, madame, rpondit le duc dAiguillon avec une rvrence nouvelle.
Vous avez bien souffert en Bretagne? dit la comtesse.
Oui, madame, et je ne suis pas au bout, rpondit dAiguillon.
Je crois que si, monsieur; dailleurs, voil M. de Richelieu qui va vous aider puissamment.
DAiguillon regarda Richelieu comme surpris.
Ah! fit la comtesse, je vois que le marchal na pas encore eu le temps de causer avec vous; cest tout simple, vous arrivez de voyage. Eh bien, vous devez avoir cent choses vous dire, je vous laisse, marchal. Monsieur le duc, vous tes ici chez vous.
La comtesse, ces mots, se retira.
Mais elle avait un projet. La comtesse nalla pas bien loin. Derrire le boudoir, un grand cabinet souvrait o le roi souvent, lorsquil venait Luciennes, aimait sasseoir au milieu des chinoiseries de toute espce. Il prfrait ce cabinet au boudoir, parce que, de ce cabinet, on entendait tout ce qui se disait dans la chambre voisine.
Madame du Barry tait donc sre dentendre de l toute la conversation du duc et de son neveu. Cest de l quelle allait se former sur ce dernier une opinion irrvocable.
Mais le duc ne fut pas dupe, il connaissait une grande partie des secrets de chaque localit royale ou ministrielle. couter pendant que lon parlait tait un de ses moyens, parler pendant quon coutait tait une de ses ruses.
Il rsolut donc, tout chaud encore de laccueil que venait de faire madame du Barry dAiguillon, il rsolut de pousser jusquau bout la veine et dindiquer, la favorite, sous bnfice de son absence suppose, tout un plan de petit bonheur secret et de grande puissance complique dintrigues, double appt auquel une jolie femme, et surtout une femme de cour, ne rsiste presque jamais.
Il fit asseoir le duc et lui dit:
Vous voyez, duc, je suis install ici.
Oui, monsieur, je le vois.
Jai eu le bonheur de gagner la faveur de cette charmante femme quon regarde ici comme reine, et qui lest de fait.
DAiguillon sinclina.
Je vous dis, duc, poursuivit Richelieu, ce que je nai pu vous apprendre comme a en pleine rue, cest que madame du Barry ma promis un portefeuille.
Ah! fit dAiguillon, cela vous est bien d, monsieur.
Je ne sais pas si cela mest d, mais cela marrive, un peu tard, il est vrai. Enfin, cas comme je le serai, je vais moccuper de vous, dAiguillon.
Merci, monsieur le duc; vous tes un bon parent, jen ai eu plus dune preuve.
Vous navez rien en vue, dAiguillon?
Absolument rien, sinon de ntre pas dgrad de mon titre de duc et pair, comme le demandent messieurs du parlement.
Vous avez des soutiens quelque part?
Moi? Pas un.
Vous fussiez donc tomb sans la circonstance prsente?
Tout plat, monsieur le duc.
Ah ! mais, vous parlez comme un philosophe Que diable, aussi, cest que je te rudoie, mon pauvre dAiguillon, et que je te parle en ministre plutt quen oncle.
Mon oncle, votre bont me pntre de reconnaissance.
Si je tai fait venir de l-bas et si vite, tu comprends bien que cest pour te faire jouer ici un beau rle Voyons, as-tu bien rflchi parfois celui qua jou pendant dix ans M. de Choiseul?
Oui, certes, il tait beau.
Beau! entendons-nous, beau lorsque avec madame de Pompadour il gouvernait le roi et faisait exiler les jsuites; triste, fort triste, lorsque stant brouill comme un sot avec madame du Barry, qui vaut cent Pompadour, il sest fait mettre la porte en vingt-quatre heures Tu ne rponds pas.
Jcoute, monsieur, et je cherche o vous voulez en venir.
Tu laimes, nest-ce pas, ce premier rle de Choiseul?
Mais certainement; il tait agrable.
Eh bien, mon cher ami, ce rle, jai dcid que je le jouerais.
DAiguillon se tourna brusquement vers son oncle.
Vous parlez srieusement? dit-il.
Mais oui; pourquoi pas?
Vous serez lamant de madame du Barry?
Ah! diable! tu vas trop vite; cependant, je vois que tu mas compris. Oui, Choiseul tait bien heureux, il gouvernait le roi et gouvernait sa matresse; il aimait, dit-on, madame de Pompadour Au fait, pourquoi pas? Eh bien, non, je ne puis tre lamant aim, ton froid sourire me le dit bien: tu regardes avec tes jeunes yeux mon front rid, mes genoux cagneux et ma main sche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en parlant de Choiseuclass="underline" Je le jouerai, jaurais donc d dire: Nous le jouerons.
Mon oncle!
Non, je ne puis tre aim delle, je le sais; pourtant je te le dis et sans crainte, parce quelle ne peut le savoir, jaimerais cette femme par-dessus tout mais
DAiguillon frona le sourcil.
Mais, continua-t-il, jai fait un plan superbe; ce rle, que mon ge me rend impossible, je le ddoublerai.
Ah! ah! fit dAiguillon.
Quelquun des miens, dit Richelieu, aimera madame du Barry Parbleu! la belle affaire une femme accomplie.
Et Richelieu haussa la voix.
Ce nest pas Fronsac, tu comprends: un malheureux dgnr, un sot, un lche, un fripon, un croquant Voyons, duc, sera-ce toi?
Moi? scria dAiguillon. tes-vous fou, mon oncle?
Fou? Quoi! tu nes pas dj aux pieds de celui qui te donne ce conseil! quoi! tu ne fonds pas de joie, tu ne brles pas de reconnaissance! quoi! la faon dont elle ta reu, tu nes pas dj pris enrag damour? Allons, allons, scria le vieux marchal, depuis Alcibiade, il ny a eu quun Richelieu au monde, il ny en aura plus Je vois bien cela.
Mon oncle, rpliqua le duc avec une agitation, soit feinte, et en ce cas elle tait admirablement joue, soit relle, car la proposition tait nette, mon oncle, je conois tout le parti que vous pourriez tirer de la position dont vous me parlez; vous gouverneriez avec lautorit de M. de Choiseul, et je serais lamant qui vous constituerait cette autorit. Oui, le plan est digne de lhomme le plus spirituel de la France; mais vous navez oubli quune chose en le faisant.
Quoi donc? scria Richelieu avec inquitude; naimerais-tu pas madame du Barry? Est-ce cela? Fou! triple fou! malheureux! est-ce cela?
Oh! non, ce nest pas cela, mon oncle, scria dAiguillon, comme sil et su que pas une de ses paroles ne devait tre perdue; madame du Barry, que je connais peine, ma sembl tre la plus belle et la plus charmante des femmes. Jaimerais, au contraire, perdument madame du Barry, je laimerais trop: ce nest pas l la question.
O est-elle donc, la question?
Ici, monsieur le duc: madame du Barry ne maimera jamais, et la premire condition dune alliance pareille, cest lamour. Comment voulez-vous quau milieu de cette cour brillante, au sein des hommages dune jeunesse fertile en beauts de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse aille distinguer prcisment celui qui na aucun mrite, celui qui dj nest plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache tous les yeux, parce quil sent que bientt il va disparatre? Mon oncle, si javais connu madame du Barry au temps de ma jeunesse et de ma beaut, alors que les femmes aimaient en moi tout ce quon aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder ltat de souvenir. Cest beaucoup; mais rien ni pass, ni prsent, ni avenir. Mon oncle, il faut renoncer cette chimre; seulement, vous mavez perc le cur en me la prsentant si douce et si dore.
Pendant cette tirade, dbite avec un feu que Mol et envi, que Lekain et jug digne dtude, Richelieu se mordait les lvres en se disant tout bas: