ce moment, Andre pensa quil tait bien temps dabrger cet entretien avec un ouvrier en plein parc royal.
Bonjour, monsieur Gilbert, dit-elle.
Mademoiselle ne veut pas accepter une rose? dit Gilbert frmissant et couvert de sueur.
Mais, monsieur, repartit Andre, vous moffrez l ce qui ne vous appartient pas.
Gilbert, surpris, atterr, ne rpliqua rien. Il baissa la tte, et, comme Andre le regardait avec une certaine joie davoir manifest sa supriorit, Gilbert, se relevant, arracha toute une branche fleurie du plus beau rosier, et se mit en effeuiller les roses avec un sang-froid et une noblesse qui imposrent la jeune fille.
Elle tait trop quitable et trop bonne pour ne pas voir quelle venait de blesser gratuitement un infrieur pris en flagrant dlit de politesse. Aussi, comme tous les gens fiers qui se sentent coupables dun tort, reprit-elle sa promenade sans ajouter un mot, quand peut-tre lexcuse ou la rparation effleurait ses lvres.
Gilbert non plus najouta pas un mot; il jeta la branche de roses et reprit sa bche, mais son naturel alliait la fiert la ruse; il se baissa pour travailler, sans doute, mais aussi pour voir sloigner Andre, qui, au dtour dune alle, ne put sempcher de se retourner. Elle tait femme.
Gilbert se contenta de cette faiblesse pour se dire quil venait, dans cette nouvelle lutte, de remporter la victoire.
Elle est moins forte que moi, se dit-il, et je la dominerai. Orgueilleuse de sa beaut, de son nom, de sa fortune qui grandit, insolente de mon amour quelle devine peut-tre, elle nen est que plus dsirable pour le pauvre ouvrier qui tremble en la regardant. Oh! ce tremblement, ce frisson indigne dun homme; oh! les lchets quelle me force commettre, elle les payera un jour! Mais, pour aujourdhui, jai fait assez de besogne, ajouta-t-il, jai vaincu lennemi Moi qui eusse d tre plus faible, puisque jaime, jai t dix fois plus fort.
Il rpta encore ces mots avec une joie sauvage, et, une main convulsive sur son front intelligent, do il releva ses beaux cheveux noirs, il enfona vigoureusement sa bche dans la plate-bande, slana comme un chevreuil tout au travers de la haie de cyprs et difs, traversa, lger comme la brise, un massif de plantes sous cloches, dont il neffleura pas une, malgr la rapidit furieuse de sa course, et salla poster lextrmit de la diagonale quil venait de dcrire, pour tourner la route quAndre suivait circulairement.
L, en effet, il la vit encore savancer pensive et presque humilie, ses beaux yeux baisss, sa main moite et inerte doucement balance sur sa robe frissonnante, il lentendit, cach derrire lpaisse charmille, soupirer deux fois, comme si elle se parlait elle-mme. Enfin, elle passa si prs des arbres, que Gilbert et pu, en allongeant le bras, effleurer celui dAndre, comme une fivre insense, vertigineuse, lui conseillait de le faire.
Mais il frona le sourcil avec un mouvement de volont pareil de la haine, et, posant une main crispe sur son cur:
Encore lche! se dit-il.
Puis il ajouta tout bas:
Cest quelle est si belle!
Gilbert ft peut-tre rest longtemps dans sa contemplation, car lalle tait longue et le pas dAndre fort lent et fort mesur; mais cette alle avait des contre-alles do pouvait dboucher un fcheux, et le hasard traita si mal Gilbert, quun fcheux dboucha effectivement de la premire alle latrale gauche, cest--dire presquen face du massif darbres verts o Gilbert se tenait cach.
Cet importun marchait dun pas mthodique et mesur; il portait haut la tte, tenait son chapeau sous le bras droit et la main gauche sur lpe. Il portait un habit de velours sous une pelisse double de martre zibeline, et tendait en marchant la jambe quil avait belle, et le cou-de-pied, quil avait haut comme un homme de race.
Ce seigneur, tout en savanant, aperut Andre, et la tournure de la jeune fille lui parut sans doute agrable, car il doubla le pas en coupant obliquement, de faon se trouver sur la ligne que suivait Andre et la croiser le plus tt possible.
Gilbert, ayant vu ce personnage, poussa involontairement un petit cri et senfuit comme un merle effarouch sous les sumacs.
La manuvre du fcheux lui russit; il en avait sans doute lhabitude, et, avant trois minutes, il se trouva prcder Andre que, trois minutes auparavant, il suivait une assez grande distance.
Andre, entendant ce pas, se jeta dabord un peu de ct pour laisser passer lhomme; lorsquil fut pass, elle regarda de son ct.
Le seigneur regardait aussi et de tous ses yeux: il sarrta mme pour mieux voir, et, se retournant aprs avoir vu:
Ah! mademoiselle, dit-il dune voix tout aimable, o courez-vous si vite, je vous prie?
Au son de cette voix, Andre leva la tte et vit, trente pas derrire elle, deux officiers des gardes qui marchaient lentement; elle vit, sous la pelisse de martre de celui qui lui adressait la parole, le cordon bleu, et, toute ple, tout effraye de cette rencontre inattendue et de cette interruption gracieuse:
Le roi! dit-elle en sinclinant fort bas.
Mademoiselle, rpliqua Louis XV en sapprochant, jai de si mauvais yeux que je suis forc de vous demander votre nom.
Mademoiselle de Taverney, murmura la jeune fille, si confuse, si tremblante, qu peine se fit-elle entendre.
Ah! oui-da! cest un heureux voyage que vous faites dans Trianon, mademoiselle, dit le roi.
Jallais rejoindre Son Altesse royale madame la dauphine qui mattend, rpondit Andre de plus en plus tremblante.
Mademoiselle, je vous conduirai prs delle, reprit Louis XV; car je vais, en voisin de campagne, rendre une visite ma fille; veuillez accepter mon bras, puisque nous suivons le mme chemin.
Andre sentit comme un nuage passer sur sa vue et descendre en flots tourbillonnants avec son sang jusqu son cur. En effet, un pareil honneur pour la pauvre fille, le bras du roi, de ce souverain seigneur de tous, une gloire si inespre, si incroyable, une faveur dont toute une cour et t jalouse, lui paraissait quelque chose comme un rve.
Aussi fit-elle une rvrence si profonde et si religieusement craintive, que le roi se crut oblig de la saluer encore. Quand Louis XV voulait se souvenir de Louis XIV, ctait toujours en des questions de crmonial et de politesse. Au reste, ses traditions de courtoisie venaient de plus loin, elles venaient de Henri IV.
Il offrit donc sa main Andre; celle-ci plaa lextrmit brlante de ses doigts sur le gant du roi, et tous deux continurent de marcher vers le pavillon, o lon avait dit au roi quil trouverait la dauphine avec son architecte et son jardinier en chef.
Nous pouvons assurer que Louis XV, qui cependant naimait pas beaucoup marcher, prit le plus long chemin pour conduire Andre au Petit Trianon. Le fait est que les deux officiers qui marchaient derrire saperurent de lerreur de Sa Majest et sen plaignirent, car ils taient lgrement vtus, et le temps se refroidissait.
Ils arrivrent tard, puisquils ne trouvrent pas la dauphine au point o lon esprait la trouver; Marie-Antoinette venait de partir, pour ne pas faire attendre le dauphin, qui aimait souper entre six et sept heures.
Son Altesse royale arriva donc lheure exacte, et, comme le dauphin, trs ponctuel, se tenait dj sur le seuil du salon pour tre plus vite la salle manger, lorsque le matre dhtel paratrait, la dauphine jeta sa mante aux mains dune femme de chambre, alla prendre gaiement le bras du dauphin, et lentrana dans la salle manger.
Le couvert tait dress pour les deux illustres amphitryons. Ils occupaient chacun le milieu de la table, laissant ainsi libre le haut bout, que, depuis certaines surprises du roi, on noccupait jamais, mme pour une table garnie de convives.
ce haut bout, le couvert du roi avec son cadenas occupait une place considrable; mais le matre dhtel, qui ne comptait pas sur cet hte, faisait le service de ce ct.
Derrire la chaise de la dauphine avec lespace ncessaire pour que les valets circulassent sur un petit gradin, se tenait, assise sur un tabouret, madame de Noailles raide et ayant pris pourtant tout ce quon doit avoir damabilit sur la figure loccasion dun souper.