Выбрать главу

Un moment aprs, Rousseau changeait de pense.

Eh bien, se disait-il, o est le courage, o est lhonneur? Jaurai peur vis--vis de moi-mme? Je ne regarderai dans mon miroir que la face dun poltron et dun coquin? Non, il nen sera pas ainsi Dt lunivers se coaliser pour mon malheur, dt la cave de cette rue scrouler sur moi, jirai Beaux raisonnements, dailleurs, quenfante la peur. Depuis mon retour, cause de la rencontre de cet homme, je me surprends toujours tourner dans un cercle dinepties. Voil que je doute de tous, et de moi-mme! cela nest pas logique Je me connais, je ne suis pas un enthousiaste: si jai cru voir des merveilles dans lassociation projete, cest quil y a des merveilles. Qui me dit que je ne serai pas, moi, le rgnrateur du genre humain, moi quon a recherch, moi que les agents mystrieux dun pouvoir sans limites sont venus consulter sur la foi de mes crits: je reculerais lorsquil sagit de suivre mon uvre, de substituer lapplication la thorie!

Rousseau sanimait.

Quoi de plus beau! Les ges marchent les peuples sortent de labrutissement, le pas suit le pas dans lobscurit, la main dans lombre; limmense pyramide slve au-dessus de laquelle, pour couronnement, les sicles futurs placeront le buste de Rousseau, citoyen de Genve, qui, pour faire comme il a dit, a risqu sa libert, sa vie, cest--dire a t fidle sa devise: Vitam impendere vero[2].

L-dessus, Rousseau, transport, se mit son clavecin et acheva de se monter limagination avec les mlopes les plus ronflantes, les plus larges et les plus guerrires quil put arracher aux flancs de linstrument sonore.

La nuit vint. Thrse, fatigue davoir tourment vainement son captif, dormait sur sa chaise; Rousseau, dont le cur battait fort, prit son habit neuf comme pour aller en bonne fortune; il tudia un moment dans la glace le jeu de ses yeux noirs, quil trouva vifs et parlants; ce qui le charma.

Il sappuya sur sa canne de jonc, et, sans avoir rveill Thrse, sesquiva de lappartement.

Mais, arriv au bas de lescalier, aprs avoir fait jouer de sa main le secret de la porte ouvrant sur la rue, Rousseau commena par regarder au dehors, afin de sassurer de ltat des localits.

Il ne passait aucune voiture; la rue, comme de coutume, tait pleine de flneurs, dont les uns regardaient les autres, comme cest encore la coutume, tandis que beaucoup sarrtaient aux vitres des boutiques pour lorgner les jolies filles de comptoir.

Un homme de plus tait donc parfaitement inaperu dans ce tourbillon. Rousseau sy prcipita; il navait pas un long chemin faire.

Un chanteur avec un aigre violon stationnait devant la porte quon avait signale Rousseau. Cette musique, laquelle sont sensibles les oreilles de tout vritable Parisien, emplissait la rue dchos qui sen allaient rptant les dernires mesures du refrain chant par le violon ou le chanteur lui-mme.

Rien ntait donc plus dfavorable au mouvement circulatoire que lengorgement form cet endroit par le cercle des auditeurs. Il fallait ncessairement que tout passant tournt droite ou gauche du groupe; ceux qui tournaient gauche prenaient la rue, ceux qui tournaient droite longeaient la maison dsigne et vice versa.

Rousseau remarqua que plusieurs de ces passants se perdirent en route, comme sils fussent tombs en quelque trappe. Il compta que ceux-l taient venus dans le mme but que lui, et rsolut dimiter leur manuvre: ctait chose facile.

Ayant ainsi pass derrire le groupe des auditeurs, comme pour sarrter aussi, il guetta la premire personne quil vit entrer dans lalle ouverte. Plus timor que ceux-l, parce quil avait plus risquer sans doute, il attendit que loccasion se prsentt dix fois bonne.

Il nattendit pas longtemps. Un cabriolet qui accourait du bout de la rue coupa le cercle en deux et opra un refoulement des deux hmisphres sur les maisons. Rousseau se trouva plac sur le seuil mme de lalle; il ny avait qu continuer Notre philosophe observa que tous les curieux, occups du cabriolet, tournaient le dos la maison. Il profita de son isolement et disparut dans la profondeur de lalle noire.

Au bout de quelques secondes, il aperut une lumire sous laquelle un homme assis paisiblement, comme un marchand aprs sa journe de vente, lisait ou feignait de lire une gazette.

Au bruit des pas de Rousseau, cet homme leva la tte et appuya visiblement son doigt sur sa poitrine, tout claire par la lampe.

Rousseau rpondit ce geste symbolique par un doigt quil appuya sur ses lvres.

Aussitt lhomme se leva, et, poussant une porte situe sa droite, porte invisible tant elle tait artistement dcoupe dans le pan de la boiserie auquel il sadossait, il fit voir Rousseau un escalier fort raide qui plongeait sous terre.

Rousseau entra; la porte se referma sans bruit, mais avec rapidit.

Rousseau, en saidant de sa canne, descendit les degrs; il trouvait mauvais que les associs lui imposassent pour premire preuve le risque de se rompre le cou et les jambes.

Mais lescalier, sil tait roide, ntait pas long. Rousseau compta dix-sept marches, et aussitt il fut envahi par une grande chaleur qui le saisit aux yeux et au visage.

Cette chaleur humide tait le souffle dun certain nombre dhommes rassembls en cette cave.

Rousseau remarqua les murailles tapisses de toiles rouges et blanches, sur lesquelles taient figurs divers instruments de travail, plus symboliques sans doute que rels. Une seule lampe pendait de la vote, jetant un reflet sinistre sur les figures assez honntes pourtant qui causaient entre elles voix basse sur des bancs de bois.

Il ny avait par terre ni parquet ni tapis, mais une paisse natte de jonc qui assourdissait les pas.

Rousseau ne produisit donc en entrant aucune sensation.

Nul ne parut avoir remarqu quil entrt.

Cinq minutes auparavant, Rousseau ne dsirait rien tant quune pareille entre, et cependant, son entre faite, il fut fch davoir si bien russi.

Il vit une place vide sur un des derniers bancs; il sy installa le plus modestement quil put, derrire tous les autres.

Il compta trente-trois ttes dans lassemble. Un bureau, lev sur une estrade, attendait un prsident.

Chapitre 103. La loge de la rue Pltrire

Rousseau remarqua que les conversations des assistants taient fort discrtes et fort restreintes. Beaucoup ne remuaient pas les lvres. peine si trois ou quatre couples changeaient des paroles.

Ceux qui ne parlaient pas essayaient mme de cacher leur visage, ce qui ntait pas malais, grce la grande masse dombre projete par lestrade du prsident quon attendait.

Le refuge de ceux-l, qui paraissaient tre les timides, tait derrire cette estrade.

Mais, en revanche, deux ou trois membres de la corporation se donnaient beaucoup de mouvement pour reconnatre leurs collgues. Ils allaient, venaient, causaient entre eux et souvent disparaissaient tour tour par une porte masque dun rideau noir flammes rouges.

Bientt une sonnette se fit entendre. Un homme quitta purement et simplement le coin du banc o il se trouvait nagure confondu avec les autres maons, et prit place sur lestrade.

Aprs avoir fait quelques signes de la main et des doigts, signes qui furent rpts par tous les assistants, et auxquels il en ajouta un dernier plus explicite que les autres, il dclara la sance ouverte.

Cet homme tait absolument inconnu Rousseau; sous lextrieur dun artisan ais, il cachait beaucoup de prsence desprit, aide dune locution aussi facile quon leut dsire dans un orateur.

вернуться

[2] Vitam impedere vero: Consacrer sa vie la vrit. Juvnal, Satires, 4, 91. Formule reprise par Rousseau, par plusieurs journaux rvolutionnaires et par Marat.