Son discours fut net et bref. Il dclarait que la loge stait assemble pour procder la rception dun nouveau frre.
Vous ne vous tonnerez pas, dit-il, que nous vous ayons runis dans le local o les preuves ordinaires ne peuvent tre essayes; les preuves ont paru inutiles aux chefs. Le frre quil sagit de recevoir est un des flambeaux de la philosophie contemporaine, cest un esprit profond qui nous sera dvou par conviction, non par crainte.
Celui qui a sond tous les mystres de la nature et tous ceux du cur humain ne saurait tre impressionn de la mme faon que le simple mortel qui nous demandons laide de ses bras, de sa volont, de son or. Il nous suffira, pour avoir la coopration de cet esprit distingu, de ce caractre honnte et nergique, il nous suffira de sa promesse, de son acquiescement.
Lorateur finit ainsi sa proposition et regarda autour de lui pour en examiner leffet.
Sur Rousseau, leffet avait t magique: le Genevois connaissait les mystres prparatoires de la maonnerie; il les avait vus avec une sorte de rpugnance bien naturelle aux esprits clairs; ces concessions toutes absurdes, puisquelles taient inutiles, que les chefs exigeaient des rcipiendaires pour simuler la peur, quand on sait ne rien avoir craindre, lui paraissaient tre le comble de la purilit et de la superstition oiseuse.
Il y a plus, le timide philosophe, ennemi des manifestations et des exhibitions individuelles, se ft trouv malheureux de donner sa personne en spectacle des gens quil ne connaissait pas, et qui, cela tait certain, le mystifiaient avec plus ou moins de bonne foi.
Il en rsulta que se voir dispens des preuves fut pour lui plus quune satisfaction. Il connaissait la rigueur de lgalit devant les principes maonniques; or, une exception en sa faveur constituait un triomphe.
Il sapprtait rpondre par quelques mots la gracieuse faconde du prsident, lorsquune voix sleva de lauditoire.
Au moins, dit cette voix, qui tait aigre et vibrante, puisque vous vous croyez oblig de traiter en prince un homme comme nous, au moins, puisque vous le dispensez des angoisses physiques comme si ce ntait pas un de nos symboles que la recherche de la libert travers la souffrance du corps, nous esprons que vous nallez pas confrer un titre prcieux un inconnu sans lavoir questionn selon le rite et sans avoir obtenu sa profession de foi.
Rousseau se retourna pour voir le visage de lagressif personnage qui frappait si rudement sur le char du triomphateur.
Il reconnut alors, avec la plus vive surprise, ce jeune chirurgien que, le matin encore, il avait rencontr au quai aux Fleurs.
Le sentiment de sa bonne foi, un sentiment de ddain peut-tre pour le titre prcieux, lempcha de rpondre.
Vous avez entendu? dit le prsident en sadressant Rousseau.
Parfaitement, rpondit le philosophe, qui sa propre voix donna un lger frisson lorsquelle rsonna sous la vote de cette cave sombre. Or, je mtonne bien plus des interpellations lorsque je vois par qui elles ont t faites. Quoi! un homme dont ltat est de combattre ce quon appelle la souffrance physique et de venir ainsi en aide ses frres, qui sont aussi bien les hommes ordinaires que les maons; quoi! cet homme vient prcher ici lutilit des souffrances physiques! Il prend un singulier chemin pour mener la crature au bonheur, le malade la gurison.
Il ne sagit pas ici, rpliqua vivement le jeune homme, de tel ou tel; je suis inconnu au rcipiendaire comme il mest inconnu. Je suis logique, et je prtends que le vnrable a eu tort de faire acception des personnes. Je mconnais dans celui-ci et il montra Rousseau le philosophe; quil veuille bien mconnatre en moi le praticien. Ainsi, nous devons peut-tre nous ctoyer toute la vie sans jamais quun regard, quun geste trahisse notre intimit, plus troite cependant, grce au nud de lassociation, que toutes les amitis vulgaires. Je rpte donc que, si lon a cru devoir pargner au rcipiendaire les preuves, il y a lieu de lui poser au moins les questions.
Rousseau ne rpondit rien. Le prsident lut sur son visage le dgot de la discussion et le regret de stre engag dans cette entreprise.
Frre, dit-il avec autorit au jeune homme, vous voudrez bien garder le silence quand le chef parle, et ne pas vous permettre de blmer lgrement ses actes, qui sont souverains.
Jai droit dinterpeller, rpondit plus doucement le jeune homme.
Dinterpeller, oui; de blmer, non. Le frre qui va entrer dans lassociation est assez connu pour que nous ne cherchions pas mettre dans nos relations maonniques un ridicule et inutile mystre. Tous les frres prsents savent son nom, et son nom est une garantie. Mais, comme lui-mme, jen suis sur, aime lgalit, je le prie de sexpliquer sur la question que je pose uniquement pour la forme: Que cherchez-vous dans lassociation?
Rousseau fit deux pas, et, sisolant de la foule, promena sur lassemble un il rveur et mlancolique.
Jy cherche, dit-il, ce que je ny trouve pas. Des vrits, non des sophismes. Pourquoi mentoureriez-vous de poignards qui ne percent pas, de poisons qui sont de leau claire, et de trappes au-dessous desquelles sont disposs des matelas? Je connais la ressource des forces humaines. Je connais la vigueur de mon ressort physique. Si vous le brisez, ce nest pas la peine que vous mlisiez votre frre; mort, je ne vous servirais pas: donc, vous ne voulez pas me tuer, me blesser encore moins; et tous les praticiens du monde ne me feraient pas trouver bonne linitiation pendant laquelle on maurait bris un membre.
Jai fait plus que vous tous mon apprentissage de douleurs; jai sond le corps et jai palp jusqu lme Si jai accept de venir parmi vous lorsquon men a sollicit et il appuya sur ce mot cest que je croyais pouvoir tre utile. Je donne donc, je ne reois pas.
Hlas! avant que vous puissiez quelque chose pour me dfendre, avant que vous me donniez par vos propres moyens la libert si on memprisonne, du pain si on maffame, des consolations si on mafflige; avant, dis-je, que vous soyez quelque chose, ce frre que vous admettez aujourdhui, si monsieur le permet, ajouta-t-il en se tournant vers Marat, ce frre aura pay son tribut la nature, car le progrs est boiteux, car la lumire est lente, et, de lendroit o il sera tomb, nul dentre vous ne le tirera
Vous vous trompez, illustre frre, dit une voix suave et pntrante qui attira doucement Rousseau, il y a plus que vous ne pensez dans lassociation que vous voulez bien accepter; il y a tout lavenir du monde; lavenir, vous le savez, cest lespoir, cest la science; lavenir, cest Dieu qui doit donner sa lumire au monde, puisquil a promis quil la donnerait. Or, Dieu ne saurait mentir.
Rousseau, surpris de ce langage lev, regarda et reconnut lhomme encore jeune qui lui avait donn rendez-vous le matin au lit de justice.
Cet homme, vtu de noir, avec une certaine recherche, et surtout avec une grande distinction, se tenait adoss une face latrale de lestrade, et son visage, clair par une molle lueur, brillait de toute sa beaut, de toute sa grce, de toute son expression naturelle.
Ah! dit Rousseau, la science, abme sans fond! Vous me parlez science, vous! consolation, avenir, promesse; un autre me parle matire, rigueur et violence: lequel croire? Il en sera donc de lassemble des frres comme parmi les loups dvorants de ce monde qui sagite au-dessus de nous? Loups et brebis! coutez donc ma profession de foi, puisque vous ne lavez pas lue dans mes livres.
Vos livres! scria Marat, ils sont sublimes, daccord; mais ce sont des utopies; vous tes utile au mme point de vue que Pythagore, que Solon et que Cicron le sophiste. Vous indiquez le bien, mais un bien artificiel, insaisissable, inaccessible; vous ressemblez celui qui voudrait nourrir une foule affame avec des bulles dair plus ou moins irises par le soleil.