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Avez-vous vu, dit Rousseau en fronant le sourcil, les grandes commotions de la nature se faire sans prparations? avez-vous vu natre lhomme, cet vnement vulgaire et pourtant sublime? lavez-vous vu natre sans quil ait amass neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mre? Ah! vous voulez que je rgnre le monde avec des actes? Ce nest pas rgnrer cela, monsieur, cest rvolutionner!

Alors, riposta violemment le jeune chirurgien, alors vous ne voulez pas de lindpendance? alors vous ne voulez pas de la libert?

Au contraire, rpondit Rousseau, car lindpendance, cest mon idole; car la libert, cest ma desse. Seulement, je veux dune libert douce et radieuse qui chauffe et qui vivifie. Je veux dune galit qui rapproche les hommes par lamiti, non par la crainte. Je veux lducation, linstruction de chaque lment du corps social, comme le mcanicien veut lharmonie, comme lbniste veut lassemblage; cest--dire le concours parfait, la copulation absolue de chaque pice de son travail. Je le rpte, je veux ce que jai crit: le progrs, la concorde, le dvouement.

Marat laissa errer sur ses lvres un sourire de ddain.

Oui, les ruisseaux de lait et de miel, dit-il, les champs lyses de Virgile, rves dun pote dont la philosophie voudrait faire une ralit.

Rousseau ne rpliqua pas. Il lui semblait trop dur davoir dfendre sa modration, lui que, dans toute lEurope, on avait appel un novateur violent.

Il se rassit en silence aprs avoir, pour la satisfaction de son me nave et timide, consult du regard et obtenu lapprobation tacite du personnage qui lavait dfendu tout lheure.

Le prsident se leva.

Vous avez entendu? dit-il tous.

Oui, rpondit lassemble.

Le frre rcipiendaire vous parat-il digne dentrer dans lassociation? en comprend-il les devoirs?

Oui, dit lassemble, mais avec une rserve qui montrait peu dunanimit.

Prtez le serment, dit le prsident Rousseau.

Il me serait dsagrable, rpondit le philosophe avec un certain orgueil, de dplaire quelques membres de cette association, et je dois encore rpter mes paroles de tantt; elles sont lexpression de ma conviction. Si jtais orateur, je les dvelopperais dune faon saisissante; mais ma langue est rebelle et trahit toujours ma pense lorsque je lui demande une traduction immdiate.

Je veux dire que je fais plus pour le monde et pour vous, loin de cette assemble, que je ne ferais en pratiquant assidment vos coutumes: ainsi donc, laissez-moi mes travaux, ma faiblesse, mon isolement. Je lai dit, je penche vers la tombe: chagrins, infirmits, misres my poussent activement; vous ne pouvez retarder ce grand uvre de la nature; abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes, je les hais et je les fuis; je les sers cependant, parce que je suis homme moi-mme, et quen les servant je les rve meilleurs quils ne sont. Maintenant, vous avez ma pense tout entire; je ne dirai plus un mot.

Vous refusez donc de prter le serment? dit Marat avec une certaine motion.

Je refuse positivement; je ne veux pas faire partie de lassociation: trop de preuves tablissent pour moi que jy serais inutile.

Frre, dit linconnu la voix conciliante, permettez-moi de vous appeler ainsi, car nous sommes rellement des frres en dehors de toute combinaison de lesprit humain. Frre, ne cdez pas un moment de dpit bien naturel; sacrifiez un peu de votre lgitime orgueil; faites pour nous ce qui vous rpugne. Vos conseils, vos ides, votre prsence, cest la lumire! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de votre refus.

Vous vous trompez, dit Rousseau, je ne vous te rien, puisque je ne donnerai jamais plus que je nai donn tout le monde, au premier lecteur venu, la premire interprtation des gazettes; si vous voulez le nom et lessence de Rousseau

Nous le voulons! dirent avec politesse plusieurs voix.

Alors, prenez une collection de mes ouvrages, placez les volumes sur la table de votre prsident, et, lorsque vous irez aux opinions et que mon tour de dire la mienne sera venu, ouvrez mon livre, vous trouverez mon avis, ma sentence.

Rousseau fit un pas pour sortir.

Un moment! dit le chirurgien, les volonts sont libres, et celles de lillustre philosophe autant que toutes les autres; mais il serait peu rgulier davoir laiss accs dans notre sanctuaire un profane qui, ntant li par aucune clause mme tacite, pourrait, sans tre un malhonnte homme, rvler nos mystres.

Rousseau lui rendit son sourire de compassion.

Cest un serment de discrtion que vous me demandez? dit-il.

Vous lavez dit.

Je suis tout prt.

Veuillez lire la formule, frre vnrable, dit Marat.

Le frre vnrable lut, en effet, cette formule:

Je jure en prsence du grand Dieu ternel, architecte de lunivers, de mes suprieurs et de la respectable assemble qui mentoure, de ne rvler jamais, ni faire connatre, ni crire rien de ce qui sopre sous mes yeux, me condamnant moi-mme, en cas dimprudence, tre puni selon les lois du grand fondateur, de tous mes suprieurs, et la colre de mes pres.

Rousseau tendait dj la main, quand linconnu qui avait cout et suivi le dbat avec une sorte dautorit que nul ne lui contestait, bien quil ft perdu dans la foule, linconnu, disons-nous, sapprocha du prsident et lui dit quelques mots loreille.

Cest vrai, rpliqua le vnrable.

Et il ajouta:

Vous tes un homme, non un frre, vous tes un homme dhonneur plac vis--vis de nous seulement dans la position dun semblable. Nous abjurons donc ici notre qualit pour vous demander une simple parole dhonneur doublier tout ce qui sest pass entre nous.

Comme un rve au matin; je le jure sur lhonneur, rpondit Rousseau avec motion.

Il sortit ces mots, et beaucoup de membres derrire lui.

Chapitre 104. Compte rendu

Aprs sortie des membres de second et de troisime ordre, il resta sept associs dans la loge. Ctaient les sept chefs.

Ils se reconnurent entre eux au moyen de signes qui prouvaient leur initiation un degr suprieur.

Leur premier soin fut de clore les portes; puis, les portes fermes, leur prsident se rvla par lexhibition dune bague sur laquelle taient graves les lettres mystrieuses L.P.D. [3]

Ce prsident tait charg de la correspondance suprme de lordre. Il tait en relation avec les six autres chefs, qui habitaient la Suisse, la Russie, lAmrique, la Sude, lEspagne et lItalie.

Il apportait quelques-unes des pices les plus importantes quil avait reues de ses collgues, afin de les communiquer au cercle dinitis suprieurs placs au-dessus des autres et au-dessous de lui.

Nous avons reconnu ce chef, ctait Balsamo.

La plus importante de ces lettres contenait un avis menaant: elle venait de Sude, Swedenborg lavait crite.

Veillez au midi, frres! disait-il; sous sa brlante influence a t rchauff un tratre. Ce tratre vous perdra.

Veillez Paris, frres! le tratre y rside; les secrets de lordre sont entre ses mains, un sentiment haineux le pousse.

Jentends la dnonciation au vol sourd, la voix murmurante. Je vois une terrible vengeance, mais peut-tre arrivera-t-elle trop tard. En attendant, veillez, frres! Veillez! Parfois il suffit dune langue tratresse, quoique mal instruite, pour bouleverser de fond en comble nos plans si habilement ourdis.

Les frres se regardrent avec une muette surprise; le langage du farouche illumin, sa prescience, laquelle beaucoup dexemples frappants donnaient une autorit imposante, ne contriburent pas peu assombrir le comit prsid par Balsamo.

Lui-mme, qui avait foi dans la lucidit de Swedenborg, ne put rsister limpression grave et douloureuse qui le saisit aprs cette lecture.

Frres, dit-il, le prophte inspir se trompe rarement. Veillez donc comme il vous le recommande. Vous le savez comme moi maintenant, la lutte sengage. Ne soyons pas vaincus par ces ennemis ridicules dont nous sapons la puissance en toute scurit. Ils ont leur disposition, ne loubliez pas, des dvouements mercenaires. Cest une arme puissante en ce monde parmi les mes qui ne voient pas plus loin que les limites de la vie terrestre. Frres, dfions-nous des tratres soudoys.

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[3] Lilia pedibus destrue: Foule les lys aux pieds. [N.d.A.]