Выбрать главу

Marat leva et jeta de ct, dun seul mouvement, le linge grossier qui couvrait les deux malheureux que la mort avait faits gaux devant le scalpel du chirurgien.

Les deux cadavres taient nus.

La vue des morts ne vous rpugne-t-elle pas? dit Marat avec sa fanfaronnade ordinaire.

Elle mattriste, rpliqua Balsamo.

Dfaut dhabitude, dit Marat. Moi qui vois ce spectacle tous les jours, je nen prouve ni tristesse ni dgot. Nous autres praticiens, voyez-vous, nous vivons avec les morts et nous ninterrompons pour eux aucune des fonctions de notre vie.

Cest un triste privilge de votre profession, monsieur.

Et puis, ajouta Marat, pourquoi mattristerais-je ou pourquoi me dgoterais-je? Dans le premier cas, jai la rflexion; dans le second, jai lhabitude.

Expliquez-moi vos ides, dit Balsamo; je les comprends mal. La rflexion, dabord.

Soit! pourquoi meffrayerais-je? pourquoi aurais-je peur dun corps inerte, dune statue qui est de chair au lieu dtre de pierre, de marbre ou de granit?

En effet, il ny a rien, nest-ce pas, dans un cadavre?

Rien, absolument rien.

Vous le croyez?

Jen suis sur.

Mais dans un corps vivant?

Il y a le mouvement, dit superbement Marat.

Et lme, vous nen parlez pas, monsieur.

Je ne lai jamais vue dans les corps que jai fouills avec mon scalpel.

Parce que vous navez fouill que des cadavres.

Oh! si fait, monsieur, jai fort opr sur les corps vivants.

Et vous navez rien trouv en eux de plus que dans les cadavres?

Si fait, jai trouv la douleur: est-ce la douleur que vous appelez lme?

Alors, vous ny croyez pas?

quoi?

lme.

Jy crois, parce que je suis libre de lappeler le mouvement, si je veux.

Voil qui est fort bien; vous croyez lme, cest tout ce que je vous demandais; cela me fait du bien, que vous y croyiez.

Un instant, mon matre, entendons-nous, et surtout nexagrons pas, dit Marat avec son sourire de vipre. Nous autres praticiens, nous sommes un peu matrialistes.

Ces corps sont bien froids, dit Balsamo rveur, et cette femme tait bien belle.

Mais oui.

Une belle me et certes bien t ce beau corps.

Ah! voil o fut lerreur de celui qui la cra. Beau fourreau, vilaine lame. Ce corps, mon matre, tait celui dune coquine qui sortait de Saint-Lazare lorsquelle mourut dune inflammation crbrale, lHtel-Dieu. Sa chronique est longue et passablement scandaleuse. Si vous appelez me le mouvement qui faisait agir cette crature, vous ferez tort nos mes, qui doivent tre de la mme essence.

me quon et d gurir, dit Balsamo, et qui sest perdue faute du seul mdecin qui soit indispensable, dun mdecin de lme.

Hlas! hlas! mon matre, cest encore l une de vos thories. Il ny a de mdecins que pour les corps, dit Marat avec un rire amer. Et tenez, matre, vous avez en ce moment sur les lvres un mot que Molire a mis souvent dans ses comdies et cest ce mot qui vous fait sourire.

Non, dit Balsamo, vous vous trompez et ne pouvez savoir quelle chose je souris. Pour le moment, ce que nous concluons, nest-ce pas, cest que ces cadavres sont vides?

Et insensibles, dit Marat en soulevant la tte de la jeune femme et en la laissant retomber bruyamment sur le marbre sans que le corps et seulement boug ou frmi.

Trs bien, dit Balsamo; passons lhpital maintenant.

Un instant, matre, pas avant, je vous prie, que jaie dtach du tronc cette tte qui me fait envie, et qui a t le sige dune maladie fort curieuse. Vous permettez?

Comment donc! dit Balsamo.

Marat ouvrit sa trousse, en tira un bistouri et ramassa dans un coin un gros maillet de bois tout pointill de taches de sang.

Alors, dune main exerce, il pratiqua une incision circulaire, qui spara toutes les chairs et tous les muscles du cou; puis, arriv los, il glissa son bistouri entre deux jointures de la colonne vertbrale, et frappa dessus avec le maillet un coup nergique et sec.

La tte roula sur la table, et de la table terre. Marat fut oblig de la ressaisir de ses mains humides.

Balsamo se dtourna pour ne pas donner trop de joie au triomphateur.

Un jour, dit Marat, qui croyait prendre le matre en faiblesse, un jour quelque philanthrope soccupera de la mort comme les autres soccupent de la vie, trouvera une machine qui dtachera ainsi la tte dun seul coup, et qui rendra lanantissement instantan, ce que ne fait aucun des autres genres de mort; la roue, lcartlement et la pendaison sont des supplices appartenant des peuples barbares et non des peuples civiliss. Une nation claire comme la France doit punir, et non se venger; car la socit qui roue, qui pend ou qui cartle, se venge du criminel par la souffrance avant de le punir par la mort; ce qui est trop de moiti, mon avis.

Et au mien aussi, monsieur. Mais comment comprenez-vous cet instrument?

Je comprends une machine froide et impassible comme la loi elle-mme; lhomme charg de punir simpressionne la vue de son semblable, et parfois manque son coup, comme il est arriv pour Chalais et pour le duc de Monmouth. Il nen serait pas ainsi dune machine, de deux bras de chne qui feraient mouvoir un coutelas, par exemple.

Et croyez-vous, monsieur, que, parce que ce coutelas passerait avec la rapidit de la foudre entre la base de locciput et les muscles trapzes, croyez-vous que la mort serait instantane et la douleur rapide?

La mort serait instantane, sans contredit, puisque le fer trancherait dun coup les nerfs qui donnent le mouvement. La douleur serait rapide, puisque le fer sparerait le cerveau, qui est le sige des sentiments, du cur, qui est le centre de la vie.

Monsieur, dit Balsamo, le supplice de la dcapitation existe en Allemagne.

Oui, mais par lpe, et, je vous lai dit, la main de lhomme peut trembler.

Une pareille machine existe en Italie; un corps de chne la fait mouvoir, et on lappelle la mannaja.

Eh bien?

Eh bien, monsieur, jai vu des criminels dcapits par le bourreau se lever sans tte, du sige o ils taient assis, et sen aller en trbuchant tomber dix pas de l. Jai ramass des ttes qui roulaient au bas de la mannaja, comme cette tte que vous tenez par les cheveux a roul tout lheure au bas de cette table de marbre, et, en prononant loreille de cette tte le nom dont on lavait baptise pendant sa vie, jai vu ses yeux se rouvrir et se tourner dans leur orbite, cherchant voir qui les avait appels de la terre pendant ce passage du temps lternit.

Mouvement nerveux, pas autre chose.

Les nerfs ne sont-ils pas les organes de la sensibilit?

Que concluez-vous de l, monsieur?

Je conclus quil vaudrait mieux quau lieu de chercher une machine qui tut pour punir, lhomme chercht un moyen de punir sans tuer. Elle sera la meilleure et la plus claire des socits, croyez-moi, la socit qui aura trouv ce moyen-l.

Utopie encore! utopie toujours! dit Marat.

Cette fois, vous avez peut-tre raison, dit Balsamo; le temps nous clairera Navez-vous point parl de lhpital? Allons-y!

Allons!

Et il enveloppa la tte de la jeune femme dans son mouchoir de poche, dont il noua soigneusement les quatre coins.

Maintenant, dit en sortant Marat, je suis sr au moins que mes camarades nauront que mon reste.

On prit le chemin de lHtel-Dieu; le rveur et le praticien marchaient ct lun de lautre.

Vous avez coup trs froidement et trs habilement cette tte, monsieur, dit Balsamo. Avez-vous moins dmotion quand il sagit des vivants que des morts? La souffrance vous touche-t-elle plus que limmobilit? tes-vous plus pitoyable aux corps quaux cadavres?

Non, car ce serait un dfaut, un dfaut comme cen est un au bourreau de se laisser impressionner. On tue aussi bien un homme en lui coupant mal la cuisse quen lui coupant mal la tte. Un bon chirurgien doit oprer avec sa main et non avec son cur, quoiquil sache bien, en son cur, que, pour une souffrance dun instant, il donne des annes de vie et de sant. Cest le beau ct de notre profession celui-l, matre!