Oui, monsieur; mais, sur les vivants, vous rencontrez lme, jespre?
Oui, si vous convenez avec moi que lme, cest le mouvement ou la sensibilit; oui, certes, je la rencontre, et bien gnante mme, car elle tue plus de malades que nen tue mon scalpel.
On tait arriv au seuil de lHtel-Dieu. Ils entrrent lhospice. Bientt, guid par Marat, qui navait pas quitt son sinistre fardeau, Balsamo put pntrer dans la salle des oprations, envahie par le chirurgien en chef et par les lves en chirurgie.
Les infirmiers venaient dapporter l un jeune homme renvers la semaine prcdente par une lourde voiture, dont la roue lui avait broy le pied. Une premire opration faite la hte sur le membre engourdi par la douleur navait pas suffi; le mal stait dvelopp rapidement, lamputation de la jambe tait devenue urgente.
Ce malheureux, tendu sur le lit dangoisses, regardait, avec un effroi qui et attendri des tigres, cette bande daffams qui piaient linstant de son martyre, de son agonie peut-tre, pour tudier la science de la vie, phnomne merveilleux derrire lequel se cache le sombre phnomne de la mort.
Il semblait demander chacun des chirurgiens, des lves et des infirmiers, une consolation, un sourire, une caresse; mais il ne rencontrait partout que lindiffrence avec son cur, que lacier avec ses yeux.
Un reste de courage et dorgueil le rendait muet. Il rservait toutes ses forces pour les cris quallait bientt lui arracher la douleur.
Cependant, quand il sentit sur son paule la main pesamment complaisante du gardien, quand il sentit les bras des aides lenvelopper comme les serpents de Lacoon, quand il entendit la voix de loprateur lui dire: Du courage! il se hasarda, le malheureux, rompre le silence et demander dune voix plaintive:
Souffrirai-je beaucoup?
Eh non, soyez tranquille, rpondit Marat avec un sourire faux qui fut caressant pour le malade, ironique pour Balsamo.
Marat vit que Balsamo lavait compris: il se rapprocha de lui et dit tout bas:
Cest une opration pouvantable, dit-il; los est plein de gerures et sensible faire piti. Il mourra, non du mal, mais de la douleur: voil ce que lui vaudra son me, ce vivant.
Pourquoi loprez-vous alors? pourquoi ne le laissez-vous pas tranquillement mourir?
Parce quil est du devoir du chirurgien de tenter la gurison, mme quand la gurison lui semble impossible.
Et vous dites quil souffrira?
Effroyablement.
Par la faute de son me?
Par la faute de son me, qui a trop de tendresse pour son corps.
Alors pourquoi ne pas oprer sur lme? La tranquillit de lune serait peut-tre la gurison de lautre.
Cest aussi ce que je viens de faire, dit Marat tandis que lon continuait lier le patient.
Vous avez prpar son me?
Oui.
Comment cela?
Comme on fait, par des paroles. Jai parl lme, lintelligence, la sensibilit, la chose qui faisait dire au philosophe grec: Douleur, tu nes pas un mal! le langage qui convient cette chose. Je lui ai dit: Vous ne souffrirez pas. Reste maintenant lme ne point souffrir, cela la regarde. Voil le remde connu jusqu prsent. Quant aux questions de lme: mensonge! Pourquoi aussi cette diablesse dme est-elle attache au corps? Tout lheure, quand jai coup cette tte, le corps na rien dit. Lopration cependant tait grave. Mais, que voulez-vous! le mouvement avait cess, la sensibilit stait teinte, lme stait envole, comme vous dites, vous autres spiritualistes. Voil pourquoi cette tte que je coupais na rien dit, voil pourquoi ce corps que je dcapitais ma laiss faire; tandis que ce corps que lme habite encore va pousser des cris effroyables dans un instant. Bouchez bien vos oreilles, matre! Bouchez-les, vous qui tes sensible cette connexit des mes et des corps, qui tuera toujours votre thorie, jusquau jour o votre thorie sera parvenue isoler le corps de lme.
Vous croyez quon narrivera jamais cet isolement?
Essayez, dit Marat, loccasion est belle.
Eh bien, oui, vous avez raison, dit Balsamo, loccasion est belle, et jessaye.
Vous essayez?
Oui.
Comment cela?
Je ne veux pas que ce jeune homme souffre, il mintresse.
Vous tes un illustre chef, dit Marat, mais vous ntes ni Dieu le pre, ni Dieu le fils, et vous nempcherez pas ce gaillard-l de souffrir.
Et, sil ne souffrait point, croiriez-vous sa gurison?
Elle serait plus probable, mais elle ne serait pas sre.
Balsamo jeta sur Marat un inexprimable regard de triomphe, et, se plaant devant le jeune malade, dont il rencontra les yeux effars et dj noys dans les angoisses de la terreur:
Dormez, dit-il non seulement avec sa bouche, mais encore avec son regard, avec sa volont, avec toute la chaleur de son sang, avec tout le fluide de son corps.
En ce moment, le chirurgien en chef commenait palper la cuisse malade et faire observer aux lves lintensit du mal.
Mais ce commandement de Balsamo, le jeune homme, qui stait relev sur son sant, oscilla un instant dans les bras des aides, sa tte se pencha, ses yeux se fermrent.
Il se trouve mal, dit Marat.
Non, monsieur.
Mais ne voyez-vous pas quil perd connaissance?
Non, il dort.
Comment, il dort?
Oui.
Chacun se tourna vers ltrange mdecin, que lon prit pour un fou.
Un sourire dincrdulit passa sur les lvres de Marat.
Est-il dhabitude que lon parle pendant lvanouissement? demanda Balsamo.
Non.
Eh bien, interrogez-le, et il vous rpondra.
Eh! jeune homme! cria Marat.
Oh! vous navez pas besoin de crier si haut, dit Balsamo; parlez avec votre voix ordinaire.
Dites-nous un peu ce que vous avez.
On ma ordonn de dormir, et je dors, rpondit le patient.
La voix tait parfaitement calme et faisait un contraste trange avec la voix quon avait entendue quelques instants auparavant.
Tous les assistants se regardrent.
Maintenant, dit Balsamo, dtachez-le.
Impossible, dit le chirurgien en chef, un seul mouvement, et lopration peut tre manque.
Il ne bougera pas.
Qui me lassure?
Moi, et puis lui. Demandez-lui plutt.
Peut-on vous laisser libre, mon ami?
On le peut.
Et promettez-vous de ne pas bouger?
Je le promets, si vous me lordonnez.
Je vous lordonne.
Ma foi, dit le chirurgien en chef, vous parlez avec une telle certitude, monsieur, que je suis tent de faire lexprience.
Faites, et ne craignez rien.
Dliez-le, dit le chirurgien en chef.
Les aides obirent.
Balsamo passa au chevet du lit.
partir de ce moment, dit-il, ne bougez plus que je ne lordonne.
Une statue couche sur un tombeau net pas t plus immobile que ne le devint le malade cette injonction.
Maintenant, oprez, monsieur, dit Balsamo; le malade est parfaitement dispos.
Le chirurgien prit son bistouri; mais, au moment de sen servir, il hsita.
Taillez, monsieur, taillez, vous dis-je, fit Balsamo avec lair dun prophte inspir.
Le chirurgien, domin comme Marat, comme le malade, comme tout le monde, approcha lacier de la chair.
La chair cria, mais le malade ne poussa pas un soupir, ne fit pas un mouvement.
De quel pays tes-vous, mon ami? demanda Balsamo.
Je suis Breton, monsieur, rpondit le malade en souriant.
Et vous aimez votre pays?
Oh! monsieur, il est si beau!
Le chirurgien faisait pendant ce temps les incisions circulaires laide desquelles, dans les amputations, on commence par mettre los dcouvert.