Je ne vous en avais rien dit encore.
Je le voyais bien.
Et les voisins? Je suis curieux de savoir ce quils vous ont dit, les voisins.
Ils ont dit que, si vous me souponniez et que si vous aviez le malheur de faire part de vos soupons quelquun, il faudrait aller jusquau bout.
Eh bien?
Cest--dire prouver que la montre a t prise.
Elle a t prise, puisquelle tait l et quelle ny est plus.
Oui, mais par moi, prise par moi, entendez-vous! Ah! mais, cest que, devant la justice, il faut des preuves; cest quon ne vous croira pas sur parole, monsieur Marat; cest que vous ntes pas plus que nous, monsieur Marat.
Balsamo, calme comme toujours, regardait toute cette scne; il voyait que, quoique la conviction de Marat net point chang, il baissait le ton.
Si bien, continuait la portire, que, si vous ne rendez pas justice ma probit, voyez-vous, que, si vous ne me faites pas rparation, cest moi qui irai chercher le commissaire de police, comme notre propritaire me le conseillait encore tout lheure.
Marat se mordit les lvres. Il savait quil y avait l un danger rel. Le propritaire tait un vieux marchand retir riche des affaires. Il occupait lappartement du troisime, et la chronique scandaleuse du quartier prtendait que, quelque dix ans auparavant, il avait fort protg la portire, autrefois fille de cuisine chez sa femme.
Or, Marat, ayant des frquentations mystrieuses; Marat, jeune homme assez peu rang; Marat, un peu cach; Marat, un peu suspect aux gens de la police, ne se souciait pas dune affaire avec le commissaire, affaire qui let mis entre les mains de M. de Sartine, lequel aimait fort lire les papiers des jeunes gens comme Marat, et envoyer les auteurs de ces beaux crits dans ces maisons de mditation quon appelle Vincennes, la Bastille, Charenton et Bictre.
Marat baissa donc le ton; mais, mesure quil le baissait, la portire haussait le sien. Daccuse, elle stait faite accusatrice. Il en rsulta que cette femme nerveuse et hystrique semporta comme une flamme qui vient de trouver un courant dair.
Menaces, jurements, cris, larmes, elle employa tout: ce fut une vritable tempte.
Alors Balsamo jugea quil tait temps dintervenir; il fit un pas vers cette femme, debout et menaante au milieu de la chambre, et, la regardant avec un sinistre clat, il lui prsenta deux doigts la poitrine en prononant, non pas avec les lvres, mais avec ses yeux, avec sa pense, avec sa volont tout entire, un mot que Marat ne put entendre.
Aussitt, dame Grivette se tut, chancela, et, perdant lquilibre, elle alla reculons, les yeux effroyablement dilats, crase sous la puissance du fluide magntique, tomber sur le lit, sans prononcer une seule parole.
Bientt, ses yeux se fermrent et souvrirent, mais sans que cette fois on vt la prunelle; sa langue remua convulsivement; le torse ne bougea point, et, cependant, ses mains tremblrent comme secoues par la fivre.
Oh! oh! dit Marat, comme le bless de lhpital!
Oui.
Elle dort donc?
Silence! dit Balsamo.
Puis, sadressant Marat:
Monsieur, dit-il, voici le moment o toutes vos incrdulits vont cesser, toutes vos hsitations svanouir; ramassez cette lettre que vous apportait cette femme et quelle a laiss chapper lorsquelle est tombe.
Marat obit.
Eh bien? demanda-t-il.
Attendez.
Et, prenant la lettre des mains de Marat:
Savez-vous de qui vient cette lettre? demanda Balsamo la prsentant la somnambule.
Non, monsieur, rpliqua-t-elle.
Balsamo approcha la lettre toute ferme de cette femme.
Lisez-la pour M. Marat, qui dsire savoir ce quelle contient.
Elle ne sait pas, dit Marat.
Oui; mais vous savez lire, vous?
Sans doute.
Eh bien, lisez-la, et elle lira de son ct, au fur et a mesure que les mots se graveront dans votre esprit.
Marat se mit dcacheter la lettre et la lire, tandis que dame Grivette, debout et frissonnante sous la volont toute-puissante de Balsamo, rptait, au fur et mesure que Marat les lisait lui-mme, les paroles suivantes:
Mon cher Hippocrate,
Apelles vient de faire son premier portrait; il la vendu cinquante francs; on mange aujourdhui ces cinquante francs la buvette de la rue Saint Jacques. En es-tu?
Il est bien entendu quon en boit une partie.
Ton ami,
Ctait textuellement ce qui tait crit.
Marat laissa tomber le papier.
Eh bien, dit Balsamo, vous voyez que dame Grivette a aussi une me, et que cette me veille lorsquelle dort.
Et une me trange, dit Marat, une me qui sait lire quand le corps ne le sait pas.
Parce que lme sait toute chose, parce que lme peut reproduire par rflexion. Essayez de lui faire lire cette lettre quand elle sera rveille, cest--dire quand le corps aura envelopp lme de son ombre, et vous verrez.
Marat restait sans parole; toute sa philosophie matrialiste se rvoltait en lui, mais ne trouvait pas une rponse.
Maintenant, continua Balsamo, nous allons passer ce qui vous intresse le plus, cest--dire ce quest devenue votre montre.
Dame Grivette, dit Balsamo, qui a pris la montre de M. Marat?
La somnambule fit un geste de violente dngation.
Je ne sais pas, dit-elle.
Vous le savez parfaitement, insista Balsamo, et vous le direz.
Puis, avec une volont plus forte encore:
Qui a pris la montre de M. Marat? Dites.
Dame Grivette na pas vol la montre de M. Marat. Pourquoi M. Marat croit-il que cest dame Grivette qui a vol sa montre?
Si ce nest pas elle qui a vol la montre, dites qui.
Je lignore.
Vous voyez, dit Marat, la conscience est un refuge impntrable.
Eh bien, puisque vous navez plus que ce dernier doute, monsieur, dit Balsamo, vous allez bientt tre convaincu.
Puis, se retournant vers la portire:
Dites qui, je le veux!
Allons, allons, dit Marat, nexigez pas limpossible.
Vous avez entendu, dit Balsamo; jai dit que je voulais.
Alors, sous lexpression de cette imprieuse volont, la malheureuse femme commena, comme une folle, se tordre les mains et les bras; un frmissement pareil celui de lpilepsie commena de lui courir par tout le corps; sa bouche prit une expression hideuse de terreur et de faiblesse; elle se renversa en arrire, se raidit comme dans une convulsion douloureuse, et tomba sur le lit.
Non, non! dit-elle, jaime mieux mourir!
Eh bien, scria Balsamo avec une colre qui fit jaillir la flamme de ses yeux, tu mourras sil le faut, mais tu parleras. Ton silence et ton obstination seraient pour nous de suffisants indices; mais, pour un incrdule, il faut la preuve la plus irrfragable. Parle, je le veux: qui a pris la montre?
Lexaspration nerveuse tait porte son comble; tout ce que la somnambule avait de force et de pouvoir ragissait contre la volont de Balsamo; des cris inarticuls sortaient de sa bouche, une cume rougetre frangea ses lvres.
Elle va tomber en pilepsie, dit Marat.
Ne craignez rien, cest le dmon du mensonge qui est en elle et qui ne veut pas sortir.
Puis, se tournant vers la femme en lui jetant la face tout ce que sa main pouvait contenir de fluide:
Parlez, dit-il, parlez; qui a pris la montre?
Dame Grivette, rpondit la somnambule dune voix peine intelligible.
Et quand la-t-elle prise?
Hier au soir.
O tait-elle?
Sous le chandelier.
Et quen a-t-elle fait?
Elle la porte rue Saint-Jacques.
Et quel endroit de la rue Saint-Jacques?
Au n 29.
quel tage?
Au cinquime.
Chez qui?
Chez un garon cordonnier.
Comment sappelle-t-il?
Simon.
Quest-ce que cet homme?
La somnambule se tut.
Quest-ce que cet homme? rpta Balsamo.
Mme silence.
Balsamo tendit vers elle sa main imprgne de fluide et la malheureuse, crase par cette attaque terrible, neut que la force de murmurer: