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Elle continua sur ce ton le rendre le plus malheureux des hommes, comme si pour cela Rousseau net pas t trs richement dot par la nature.

Il but son lait sans tremper de pain.

Il ruminait.

Bon! vous rflchissez, dit-elle; vous allez encore faire quelque livre plein de vilaines choses

Rousseau frmit.

Vous rvez, lui dit Thrse, vos femmes idales, et vous crirez des livres que les jeunes filles noseront pas lire ou bien des profanations qui seront brles par la main du bourreau.

Le martyr frissonna. Thrse touchait juste.

Non, rpliqua-t-il, je ncrirai plus rien qui donne mal penser Je veux, au contraire, faire un livre que tous les honntes gens liront avec des transports de joie

Oh! oh! dit Thrse en desservant la tasse, cest impossible; vous navez lesprit plein que dobscnits Lautre jour encore, je vous entendais lire un passage de je ne sais quoi et vous parliez des femmes que vous adorez Vous tes un satyre! un mage!

Le mot mage tait une des plus affreuses injures du vocabulaire de Thrse. Ce mot faisait toujours frissonner Rousseau.

L, l, dit-il, ma bonne amie; vous verrez que vous serez contente Je veux crire que jai trouv un moyen de rgnrer le monde sans amener, dans les changements qui sy effectueront, la souffrance dun seul individu. Oui, oui, je vais mrir ce projet. Pas de rvolutions! grand Dieu! ma bonne Thrse, pas de rvolutions!

Allons, nous verrons, dit la mnagre. Tiens! on sonne.

Thrse revint un moment aprs avec un beau jeune homme, quelle pria dattendre dans la premire chambre.

Puis, rentrant chez Rousseau, qui dj prenait des notes avec un crayon:

Dpchez-vous de serrer toutes ces infamies, dit-elle. Voil quelquun qui veut vous voir.

Qui est-ce?

Un seigneur de la cour.

Il ne vous a pas dit son nom?

Ah! par exemple! est-ce que je reois des inconnus?

Dites-le alors.

M. de Coigny.

M. de Coigny! scria Rousseau; M. de Coigny, gentilhomme de Monseigneur le dauphin?

Ce doit tre cela; un charmant garon, un homme bien aimable.

Jy vais, Thrse.

Rousseau se hta de donner un coup dil au miroir, pousseta son habit, essuya ses pantoufles, qui ntaient autres que de vieux souliers rongs par lusage, et il entra dans la salle manger, o lattendait le gentilhomme.

Celui-ci ne stait pas assis. Il regardait avec une sorte de curiosit les vgtaux secs colls par Rousseau sur du papier, et encadrs dans des bordures de bois noir.

Au bruit de la porte vitre, il se retourna, et, avec un salut plein de courtoisie:

Jai lhonneur de parler M. Rousseau? dit-il.

Oui, monsieur, rpondit le philosophe avec un ton bourru qui nexcluait pas une sorte dadmiration pour la beaut remarquable et llgance sans affectation de son interlocuteur.

M. de Coigny tait, en effet, un des plus aimables et des plus beaux hommes de France. Cest pour lui, sans aucun doute, que le costume de cette poque avait t imagin. Ctait pour faire briller la finesse et le tour de sa jambe parfaite, pour montrer dans toute leur ampleur gracieuse ses larges paules et sa poitrine profonde, pour donner lair majestueux sa tte si bien pose, la blancheur de livoire ses mains irrprochables.

Cet examen satisfit Rousseau, qui admirait le beau en vritable artiste partout o il le rencontrait.

Monsieur, dit-il, quy a-t-il pour votre service?

On a d vous dire, monsieur, repartit le gentilhomme, que je suis le comte de Coigny. Jy ajouterai que je viens vous de la part de madame la dauphine.

Rousseau salua, tout rouge; Thrse, dans un angle de la salle manger, les mains dans ses poches, contemplait avec des yeux complaisants le beau messager de la plus grande princesse de France.

Son Altesse royale me rclame pourquoi? dit Rousseau. Mais prenez donc un sige, monsieur, sil vous plat.

Et Rousseau sassit lui-mme. M. de Coigny prit une chaise de paille et limita.

Monsieur, voici le fait: Sa Majest, lautre jour, en dnant Trianon, a manifest quelque sympathie pour votre musique, qui est charmante. Sa Majest chantait vos meilleurs airs. Madame la dauphine, qui cherche en toute chose plaire Sa Majest, a pens que ce serait pour le roi un plaisir de voir reprsenter un de vos opras-comiques Trianon, sur le thtre

Rousseau salua profondment.

Je viens donc, monsieur, vous demander, de la part de madame la dauphine

Oh! monsieur, interrompit Rousseau, ma permission na rien faire l. Mes pices et les ariettes qui en font partie appartiennent au thtre qui les a reprsentes. Cest aux comdiens quil faut les demander, et, l, Son Altesse royale ne rencontrera pas plus dobstacles que chez moi. Les comdiens seront trs heureux de jouer et de chanter devant Sa Majest et toute la cour.

Ce nest pas prcisment cela que je suis charg de vous demander, monsieur, dit M. de Coigny. Son Altesse royale madame la dauphine veut donner au roi un divertissement plus complet et plus rare. Elle sait tous vos opras, monsieur.

Autre salut de la part de Rousseau.

Et les chante fort bien.

Rousseau se pina les lvres.

Cest beaucoup dhonneur, balbutia-t-il.

Or, poursuivit M. de Coigny, comme plusieurs dames de la cour sont excellentes musiciennes et chantent ravir, comme plusieurs gentilshommes soccupent aussi de musique avec certain succs, lopra que madame la dauphine choisirait parmi les vtres serait excut, jou, par cette socit de gentilshommes et de dames, dont les principaux acteurs seraient Leurs Altesses royales.

Rousseau fit un bond sur sa chaise.

Je vous assure, monsieur, dit-il, que cest pour moi un insigne honneur, et je vous prie den faire agrer madame la dauphine mes trs humbles remerciements.

Oh! ce nest pas tout, monsieur, dit M. de Coigny avec un sourire.

Ah!

La troupe ainsi compose est plus illustre que lautre, cest vrai, mais moins exprimente. Le coup dil, les conseils du matre sont indispensables: il faut que lexcution soit digne de lauguste spectateur qui occupera la loge royale, digne aussi de lillustre auteur.

Rousseau se leva pour saluer; cette fois, le compliment lavait touch; il salua gracieusement M. de Coigny.

Pour cela, monsieur, dit le gentilhomme, Son Altesse royale vous prie de vouloir bien venir Trianon faire la rptition gnrale de louvrage.

Oh! dit Rousseau, Son Altesse royale ny pense pas Trianon, moi?

Eh bien? dit M. de Coigny de lair le plus naturel du monde.

Oh! monsieur, vous tes homme de got, homme desprit; vous avez le tact plus fin que beaucoup dautres; or, rpondez, la main sur la conscience: Rousseau le philosophe, Rousseau le proscrit, Rousseau le misanthrope, la cour, nest-ce pas pour faire pmer de rire toute la cabale?

Je ne vois pas, monsieur, rpliqua froidement M. de Coigny, en quoi les rises et les propos de la sotte espce qui vous perscute troubleraient le sommeil dun galant homme et dun crivain qui peut passer pour le premier du royaume. Si vous avez cette faiblesse, monsieur Rousseau, cachez-la bien; elle seule prterait rire bien des gens. Quant ce quon dira, vous mavouerez quil faut quon y prenne garde, ds quil sagit du plaisir et du dsir dune personne telle que Son Altesse royale madame la dauphine, hritire prsomptive de ce royaume de France.

Certainement, dit Rousseau, certainement.

Serait-ce, dit M. de Coigny en souriant, un reste de fausse honte? Parce que vous avez t svre pour les rois, craindriez-vous de vous humaniser? Ah! monsieur Rousseau, vous avez donn des leons au genre humain; mais vous ne le hassez pas, jespre? Et, dailleurs, vous en excepterez les dames qui sont du sang imprial.

Monsieur, vous me pressez avec beaucoup de grce; mais rflchissez ma position je vis retir, seul, malheureux.

Thrse fit une grimace.

Tiens, malheureux, dit-elle; il est difficile.

Il en restera toujours, quoique je fasse, sur mon visage et dans mes manires, une trace dsagrable pour les yeux du roi et des princesses, qui ne cherchent que la joie et le contentement. Que dirais-je l? que ferais je?