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On dirait que vous doutez de vous; mais celui qui a crit La Nouvelle Hlose et Les Confessions, celui-l, monsieur, na-t-il donc pas plus desprit pour parler, pour agir, que nous autres tous tant que nous sommes?

Je vous assure, monsieur, quil mest impossible

Ce mot-l, monsieur, nest pas connu chez les princes.

Voil pourquoi, monsieur, je resterai chez moi.

Monsieur, vous ne me ferez pas, moi, messager tmraire qui me suis charg de donner satisfaction madame la dauphine, vous ne me ferez pas cette mortelle peine de mobliger de retourner Versailles, honteux, vaincu; ce serait un tel chagrin pour moi, que je mexilerais linstant mme. Voyons, cher monsieur Rousseau, pour moi, pour un homme rempli dune sympathie profonde pour toutes vos uvres, faites ce que votre grand cur refuserait des rois qui solliciteraient.

Monsieur, votre grce parfaite me gagne le cur; votre loquence est irrsistible, et vous avez une voix qui mmeut plus que je ne saurais dire.

Vous vous laissez toucher?

Non, je ne puis non, dcidment; ma sant soppose un voyage.

Un voyage? Oh! monsieur Rousseau, y pensez-vous? Une heure un quart de voiture.

Pour vous, pour vos fringants chevaux.

Mais tous les chevaux de la cour sont votre disposition, monsieur Rousseau. Je suis charg par madame la dauphine de vous dire quil y a un logis pour vous prpar Trianon; car on ne veut pas que vous reveniez aussi tard Paris. M. le dauphin, dailleurs, qui sait toutes vos uvres par cur, a dit devant sa cour quil tenait montrer dans son palais la chambre quaurait occupe M. Rousseau.

Thrse poussa un cri dadmiration, non pour Rousseau, mais pour le bon prince.

Rousseau ne put tenir cette dernire marque de bienveillance.

Il faut donc me rendre, dit-il, car jamais je nai t si bien attaqu.

On vous prend par le cur, monsieur, rpliqua M. de Coigny; par lesprit, vous seriez inexpugnable.

Jirai donc, monsieur, me rendre aux dsirs de Son Altesse royale.

Oh! monsieur, recevez-en tous mes remerciements personnels. Permettez que je mabstienne, quant madame la dauphine: elle men voudrait de lavoir prvenue pour ceux quelle veut vous adresser elle-mme. Dailleurs, vous savez, monsieur, que cest un homme de remercier une jeune et adorable femme qui veut bien faire des avances.

Cest vrai, monsieur, rpliqua Rousseau en souriant; mais les vieillards ont le privilge des jolies femmes: on les prie.

Monsieur Rousseau, vous voudrez donc bien me donner votre heure; je vous enverrai mon carrosse, ou plutt je viendrai vous prendre moi-mme pour vous conduire.

Pour cela, non, monsieur, je vous arrte, dit Rousseau. Jirai Trianon, soit; mais laissez-moi la facult dy aller mon gr, ma guise; ne vous occupez plus de moi partir de ce moment. Jirai, voil tout, donnez-moi lheure.

Quoi! monsieur, vous me refusez dtre votre introducteur; il est vrai que je serais indigne, et quun nom pareil au vtre sannonce bien tout seul.

Monsieur, je sais que vous tes la cour plus que je ne suis moi-mme en aucun lieu du monde Je ne refuse donc pas votre offre, vous personnellement, mais jaime mes aises; je veux aller l-bas comme jirais la promenade, et enfin voil mon ultimatum.

Je mincline, monsieur, et me garderais bien de vous dplaire en quoi que ce ft. La rptition commencera ce soir six heures.

Fort bien; six heures moins un quart, je serai Trianon.

Mais, enfin, par quels moyens?

Cela me regarde; mes voitures, moi, les voici.

Il montra sa jambe, encore bien prise et quil chaussait avec une sorte de prtention.

Cinq lieues! dit M. de Coigny constern; mais vous serez bris; la soire va tre fatigante; prenez garde!

Alors jai ma voiture et mes chevaux aussi; voiture fraternelle, carrosse populaire, qui est au voisin aussi bien qu moi, comme lair, le soleil et leau, carrosse qui cote quinze sous.

Ah! mon Dieu! la patache! vous me donnez le frisson.

Les banquettes, si dures pour vous, me paraissent un lit de sybarite. Je les trouve rembourres de duvet ou de feuilles de rose. ce soir, monsieur, ce soir.

M. de Coigny, se voyant ainsi congdi, prit son parti, et, aprs bon nombre de remerciements, dindications plus ou moins prcises et de retours pour faire agrer ses services, il descendit lescalier noir, reconduit sur le palier par Rousseau et au milieu de ltage par Thrse.

M. de Coigny gagna sa voiture, qui lattendait dans la rue, et sen retourna Versailles, souriant tout bas.

Thrse rentra, ferma la porte avec une humeur pleine de temptes et qui fit prsager de lorage Rousseau.

Chapitre 109. La toilette de Rousseau

Lorsque M. de Coigny fut parti, Rousseau, dont cette visite avait chang les ides, sassit avec un grand soupir dans un petit fauteuil et dit dun ton endormi:

Ah! quel ennui! Que les gens me fatiguent avec leurs perscutions!

Thrse, qui rentrait, prit ces paroles au vol et venant se placer en face de Rousseau:

tes-vous orgueilleux! lui dit-elle.

Moi? fit Rousseau surpris.

Oui, vous tes un vaniteux, un hypocrite!

Moi?

Vous Vous tes enchant daller la cour et vous cachez votre joie sous une fausse indiffrence.

Ah! mon Dieu! rpliqua, en haussant les paules, Rousseau humili dtre si bien devin.

Nallez-vous pas me faire accroire que ce nest pas un grand honneur pour vous, de faire entendre au roi les airs que vous grattez ici comme un fainant sur votre pinette?

Rousseau regarda sa femme avec un il irrit.

Vous tes une sotte, dit-il, il ny a pas dhonneur pour un homme comme moi paratre devant un roi. quoi cet homme doit-il dtre sur le trne? un caprice de la nature qui la fait natre dune reine; mais, moi, je suis digne dtre appel devant le roi pour le rcrer; cest mon travail que je le dois, et mon talent acquis par le travail.

Thrse ntait pas femme se laisser battre ainsi.

Je voudrais bien que M. de Sartine vous entendt parler de la sorte. Il y aurait pour vous un cabanon Bictre ou une loge Charenton.

Parce que, dit Rousseau, ce M. de Sartine est un tyran la solde dun autre tyran, et que lhomme est sans dfense contre les tyrans, avec son seul gnie; mais, si M. de Sartine me perscutait

Eh bien, aprs? dit Thrse.

Ah! oui, soupira Rousseau, je sais que mes ennemis seraient heureux; oui!

Pourquoi avez-vous des ennemis? dit Thrse. Parce que vous tes mchant, et parce que vous avez attaqu tout le monde. Ah! cest M. de Voltaire qui a des amis, la bonne heure!

Cest vrai, rpondit Rousseau avec un sourire dune expression anglique.

Mais, dame! M. de Voltaire est gentilhomme; il a pour ami intime le roi de Prusse; il a des chevaux, il est riche, il a son chteau de Ferney Et tout cela cest son mrite quil le doit Aussi, quand il va la cour, on ne le voit pas faire le ddaigneux, il est comme chez lui.

Et vous croyez, dit Rousseau, que je ne serai pas l comme chez moi? vous croyez que je ne sais pas do vient tout largent quon y dpense, et que je suis dupe des respects quon y rend au matre? Eh! bonne femme, qui jugez tout tort et travers, songez donc que, si je fais le ddaigneux, cest parce que je ddaigne; songez donc que, si je ddaigne le luxe de ces courtisans, cest quils ont vol leur luxe.

Vol! dit Thrse avec une indignation inexprimable.

Oui, vol! vous, moi, tout le monde. Tout lor quils ont sur leurs habits devrait tre rparti sur les ttes des malheureux qui manquent de pain. Voil pourquoi, moi qui pense tout cela, je ne vais quavec rpugnance la cour.

Je ne dis pas que le peuple soit heureux, dit Thrse; mais, enfin, le roi est le roi.