Eh bien! je lui obis; que veut-il de plus?
Ah! vous obissez parce que vous avez peur. Il ne faut pas dire que vous allez contre-cur quelque part et que vous tes un homme courageux, sinon je rpondrai, moi, que vous tes un hypocrite et que cela vous plat beaucoup.
Je nai peur de rien, dit superbement Rousseau.
Bon! allez donc un peu dire au roi le quart de ce que vous me racontiez tout lheure.
Je le ferai assurment, si mon sentiment le commande.
Vous?
Oui, moi; ai-je jamais recul?
Bah! vous nosez pas prendre au chat un os quil ronge, de peur quil ne vous griffe Que sera-ce quand vous serez entour de gardes et de gens dpe? Voyez-vous, je vous connais comme si jtais votre mre Vous allez tout lheure vous raser de frais, vous pommader, vous adoniser; vous ferez belle jambe, vous prendrez votre petit clignement dyeux intressant, parce que vous avez les yeux tout petits et tout ronds, et quen les ouvrant naturellement on les verrait, tandis quen clignant vous faites croire quils sont grands comme des portes cochres; vous me demanderez vos bas de soie, vous mettrez lhabit chocolat boutons dacier, la perruque neuve, et un fiacre, et mon philosophe ira se faire adorer des belles dames et demain, ah! demain, ce sera une extase, une langueur, vous serez revenu amoureux, vous crirez de petites lignes en soupirant, et vous arroserez votre caf de vos larmes. Oh! comme je vous connais!
Vous vous trompez, ma bonne, dit Rousseau. Je vous dis quon me violente pour que jaille la cour. Jirai, parce que, aprs tout, je crains le scandale, comme tout honnte citoyen doit le craindre. Dailleurs, je ne suis pas de ceux qui se refusent reconnatre la suprmatie dun citoyen dans une rpublique; mais, quant faire des avances de courtisan, quant faire frotter mon habit neuf contre les paillettes de ces messieurs de lil-de-Buf, non, non! je nen ferai rien, et, si vous my prenez, raillez-moi tout laise.
Ainsi, vous ne vous habillerez pas? dit Thrse ironiquement.
Non.
Vous ne mettrez pas votre perruque neuve?
Non.
Vous ne clignerez pas vos petits veux?
Je vous dis que jirai l comme un homme libre, sans affectation et sans peur; jirai la cour comme jirais au thtre; et, que les comdiens me trouvent bien ou mal, je men moque.
Oh! vous ferez bien au moins votre barbe, dit Thrse; elle est longue dun demi-pied.
Je vous dis que je ne changerai rien ma tenue.
Thrse se mit rire si bruyamment, que Rousseau en fut tourdi et passa dans lautre chambre.
La mnagre ntait pas au bout de ses perscutions; elle en avait de toutes couleurs et de toute toffe.
Elle tira de larmoire les habits de crmonie, le linge frais et les souliers cirs luf, avec un soin minutieux. Elle vint taler toutes ces belles choses sur le lit et sur les chaises de Rousseau.
Mais celui-ci ne parut pas y prter la moindre attention.
Thrse lui dit alors:
Voyons, il est temps que vous vous habilliez Cest long, une toilette de cour Vous naurez plus le loisir daller Versailles pour lheure indique.
Je vous ai dit, Thrse, rpliqua Rousseau, que je me trouvais bien ainsi. Cest le costume avec lequel je me prsente journellement devant mes concitoyens. Un roi nest pas autre chose quun citoyen comme moi.
Allons, allons, dit Thrse pour le tenter et lamener par insinuation sa volont, ne vous butez pas, Jacques, et ne faites pas une sottise Vos habits sont l votre rasoir est tout prt; jai fait avertir le barbier, si vous avez vos nerfs aujourdhui
Merci, ma bonne, rpondit Rousseau, je me donnerai seulement un coup de brosse, et je prendrai mes souliers parce que lon ne sort pas en pantoufles.
Aurait-il de la volont par hasard? se demanda Thrse.
Et elle lexcita tantt par la coquetterie, tantt par la persuasion, tantt par la violence de ses railleries. Mais Rousseau la connaissait; il voyait le pige; il sentait quaussitt aprs avoir cd, il serait impitoyablement honni et bern par sa gouvernante. Il ne voulut donc pas cder et sabstint de regarder les beaux habits qui relevaient ce quil appelait sa bonne mine naturelle.
Thrse le guettait. Elle navait plus quune ressource: ctait le coup dil que Rousseau ne ngligeait jamais de donner au miroir en sortant, car le philosophe tait propre lexcs, si lon peut trouver de lexcs dans la propret.
Mais Rousseau continua de se tenir en garde, et, comme il avait surpris le regard anxieux de Thrse, il tourna le dos au miroir. Lheure arriva; le philosophe stait farci la tte de tout ce quil pourrait dire de dsagrablement sentencieux au roi.
Il en rcita quelques bribes tout en attachant les boucles de ses souliers, jeta son chapeau sous son bras, prit sa canne, et, profitant dun moment o Thrse ne pouvait le voir, il dtira son habit et sa veste avec les deux mains pour en effacer les plis.
Thrse rentra et lui offrit un mouchoir quil enfouit dans sa vaste poche, et le reconduisit jusquau palier en lui disant:
Voyons, Jacques, soyez raisonnable; vous tes affreux ainsi, vous avez lair dun faux-monnayeur.
Adieu, dit Rousseau.
Vous avez lair dun coquin, monsieur, dit Thrse, prenez bien garde!
Prenez garde au feu, rpliqua Rousseau; ne touchez pas mes papiers.
Vous avez lair dun mouchard, je vous assure, dit Thrse au dsespoir.
Rousseau ne rpliqua rien; il descendait les degrs en chantonnant, et, en profitant de lobscurit, il brossait son chapeau avec sa manche, secouait son jabot de toile avec sa main gauche, et simprovisait une rapide mais intelligente toilette.
En bas, il affronta la boue de la rue Pltrire, mais sur la pointe de ses souliers, et gagna les Champs-lyses, o stationnaient ces honntes voitures que, par purisme, nous nommerons des pataches, et qui voituraient ou plutt assommaient encore il y a douze ans, de Paris Versailles, les voyageurs rduits lconomie.
Chapitre 110. Les coulisses de Trianon
Les circonstances du voyage sont indiffrentes. Ncessairement Rousseau dut faire la route avec un Suisse, un commis aux aides, un bourgeois et un abb.
Il arriva vers cinq heures et demie du soir. Dj la cour tait rassemble Trianon; lon prludait en attendant le roi, car, pour lauteur, il nen tait pas question le moins du monde.
Certaines personnes savaient bien que M. Rousseau, de Genve, viendrait diriger la rptition; mais il ntait pas plus intressant de voir M. Rousseau que M. Rameau, ou M. Marmontel, ou toute autre de ces btes curieuses dont les gens de cour se payaient la vue dans leur salon ou dans leur petite maison.
Rousseau fut reu par lofficier de service, qui M. de Coigny avait enjoint de le faire avertir sitt que le Genevois arriverait.
Le gentilhomme accourut avec sa courtoisie ordinaire et accueillit Rousseau par le plus aimable empressement. Mais peine eut-il jet les yeux sur le personnage, quil stonna et ne put sempcher de recommencer lexamen.
Rousseau tait poudreux, frip, ple, et sur sa pleur tranchait une barbe de solitaire, telle que jamais matre des crmonies navait vu sa pareille se reflter dans les glaces de Versailles.
Rousseau devint fort gn sous le regard de M. de Coigny, et plus gn encore lorsque, sapprochant de la salle de spectacle, il vit la profusion de beaux habits, de dentelles boursoufles, de diamants et de cordons bleus qui faisaient, sur les dorures de la salle, leffet dun bouquet de fleurs dans une immense corbeille.
Rousseau se trouva mal laise aussi quand il eut respir cette atmosphre ambre, fine et enivrante pour ses sens plbiens.
Cependant, il fallait marcher et payer daudace. Bon nombre de regards se fixaient sur lui, qui faisait tache dans cette assemble.
M. de Coigny, toujours le prcdant, le conduisit lorchestre, o les musiciens lattendaient.
L, il se trouva un peu soulag, et, pendant quon excutait sa musique, il pensa srieusement quil tait au plus fort du danger, que cen tait fait, et que tous les raisonnements du monde ny pouvaient rien.