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Dj madame la dauphine tait en scne avec son costume de Colette; elle attendait son Colin.

M. de Coigny, dans sa loge, changeait de costume.

Tout coup, on vit entrer le roi au milieu dun cercle de ttes courbes.

Louis XV souriait et semblait anim de la meilleure humeur.

Le dauphin sassit sa droite, et M. le comte de Provence arriva sasseoir sa gauche.

Les cinquante personnes qui formaient lassemble, assemble intime sil en fut, sassirent sur un geste du roi.

Eh bien, ne commence-t-on pas? dit Louis XV.

Sire, dit la dauphine, les bergers et les bergres ne sont pas encore habills; nous les attendons.

On pouvait figurer en habit de ville, dit le roi.

Non sire, rpliqua la dauphine du thtre mme, parce que nous voulons essayer les habits et les costumes aux lumires, pour en connatre srement leffet.

Trs juste, madame, dit le roi; alors, promenons-nous.

Et Louis XV se leva pour faire le tour du corridor et de la scne. Il tait, dailleurs, assez inquiet de ne pas voir arriver madame du Barry.

Quand le roi fut parti de sa loge, Rousseau considra mlancoliquement et avec un serrement de cur cette salle vide et son propre isolement.

Ctait un bien singulier contraste avec laccueil quil avait redout.

Il stait figur que, devant lui, tous les groupes souvriraient, que la curiosit des gens de cour serait plus importune et plus significative que celle des Parisiens; il avait craint les questions, les prsentations; et voil que nul ne faisait attention lui.

Il songea que sa barbe longue ntait pas encore assez longue, que des haillons neussent pas t plus remarqus que ses vieux habits. Il sapplaudit de ne pas avoir eu le ridicule de la prtention llgance.

Mais, au fond de tout cela, il se sentait assez humili dtre rduit tout au plus aux proportions dun chef dorchestre.

Soudain un officier sapprocha de lui et lui demanda sil ntait pas M. Rousseau.

Oui, monsieur, rpliqua-t-il.

Madame la dauphine dsire vous parler, monsieur, dit lofficier.

Rousseau se leva fort mu.

La dauphine lattendait. Elle tenait la main lariette de Colette:

Jai perdu tout mon bonheur

Aussitt quelle vit Rousseau, elle vint lui.

Le philosophe salua trs humblement, en se disant quil saluait une femme et non une princesse.

La dauphine, de son ct, fut gracieuse avec le philosophe sauvage, comme elle let t avec le plus accompli gentilhomme de lEurope.

Elle lui demanda conseil sur linflexion donner au troisime vers:

Colin me dlaisse

Rousseau dveloppa une thorie de dclamation et de mlope, qui fut interrompue, toute savante quelle tait, par larrive bruyante du roi et de quelques courtisans.

Louis XV entra dans le foyer, o madame la dauphine prenait ainsi la leon du philosophe.

Le premier mouvement, le premier sentiment du roi, en apercevant ce personnage nglig, fut exactement le mme quavait manifest M. de Coigny; seulement, M. de Coigny connaissait Rousseau et Louis XV ne le connaissait pas.

Il regarda donc fort longtemps notre homme libre, tout en recevant les compliments et les remerciements de la dauphine.

Ce regard, empreint dune autorit toute royale, ce regard qui ntait accoutum se baisser jamais devant aucun, produisit un indicible effet sur Rousseau, dont lil vif tait incertain et timide.

La dauphine attendit que le roi et fait son examen, et alors elle savana du ct de Rousseau en disant:

Votre Majest veut-elle me permettre de lui prsenter notre auteur?

Votre auteur? fit le roi affectant de chercher dans sa mmoire.

Rousseau, pendant ce dialogue, tait sur des charbons ardents. Lil du roi avait parcouru successivement et brl, comme un rayon de soleil sous la lentille, cette barbe longue, ce jabot douteux, cette poussire et cette perruque mal coiffe du plus grand crivain de son royaume.

La dauphine eut piti de ce dernier.

M. Jean-Jacques Rousseau, sire, dit-elle, lauteur du charmant opra que nous allons corcher devant Votre Majest.

Le roi leva la tte alors.

Ah! dit-il froidement, monsieur Rousseau, je vous salue.

Et il continuait le regarder de faon lui prouver toutes les imperfections de son costume.

Rousseau se demanda comment on saluait le roi de France, sans tre un courtisan, mais aussi sans impolitesse, puisquil savouait tre dans la maison de ce prince.

Mais, tandis quil se faisait de pareils raisonnements, le roi lui parlait avec cette facilit limpide des princes qui ont tout dit lorsquils ont dit une chose agrable ou dsagrable leur interlocuteur.

Rousseau, ne parlant pas, tait rest ptrifi. Toutes les phrases quil avait prpares pour le tyran, il les avait oublies.

Monsieur Rousseau, lui dit le roi toujours regardant son habit et sa perruque, vous avez fait une musique charmante, et qui, moi, me fait passer de trs agrables moments.

Et le roi se mit chanter, de la voix la plus antipathique tout diapason et toute mlodie:

Si des galants de la ville Jeusse cout les discours, Ah! quil met t facile De former dautres amours!

Cest charmant! dit le roi lorsquil eut fini.

Rousseau salua.

Je ne sais pas si je chanterai bien, dit madame la dauphine.

Rousseau se tourna vers la princesse pour lui donner un conseil cet gard.

Mais le roi stait lanc de nouveau, et il chantait la romance de Colin:

Dans ma cabane obscure, Toujours soucis nouveaux; Vent, soleil ou froidure, Toujours peine et travaux.

Sa Majest chantait effroyablement pour un musicien. Rousseau, moiti flatt de la mmoire du monarque, moiti bless de sa dtestable excution, faisait la mine du singe qui grignote un oignon, et qui pleure dun ct en riant de lautre.

La dauphine tenait son srieux avec cet imperturbable sang-froid quon ne trouve qu la cour.

Le roi, sans sembarrasser de rien, continua:

Colette, ma bergre, Si tu viens lhabiter, Colin, dans sa chaumire, Na rien regretter.

Rousseau sentit le rouge lui monter au visage.

Dites-moi, monsieur Rousseau, fit le roi, est-il vrai que vous vous habillez quelquefois en Armnien?

Rousseau devint encore plus rouge, et sa langue sembarrassa au fond de son gosier, de telle sorte que pour un royaume elle net pu fonctionner en ce moment.

Le roi se remit chanter sans attendre sa rponse:

Ah! pour lordinaire Lamour ne sait gure Ce quil permet, ce quil dfend.

Vous demeurez rue Pltrire, je crois, monsieur Rousseau? dit le roi.

Rousseau fit un signe de tte affirmatif, mais ctait l lultima Thule[4] de ses forces Jamais il nen avait appel autant son secours.

Le roi fredonna:

Cest un enfant, cest un enfant

On dit que vous tes trs mal avec Voltaire, monsieur Rousseau?

Pour le coup, Rousseau perdit le peu qui lui restait de tte. Il perdit aussi toute contenance. Le roi ne parut pas avoir grande piti pour lui et, poursuivant sa froce mlomanie, il sloigna en chantant:

Allons danser sous les ormeaux, Animez-vous, jeunes fillettes,

avec des accompagnements dorchestre faire prir Apollon, comme ce dernier avait fait prir Marsyas.

Rousseau demeura seul au milieu du foyer. La dauphine lavait quitt pour mettre la dernire main sa toilette.

Rousseau, trbuchant, ttonnant, regagna le corridor; mais, au beau milieu, il se heurta dans un couple blouissant de diamants, de fleurs et de dentelles, qui emplissait le corridor, bien que le jeune homme serrt fort tendrement le bras de la jeune femme.

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[4] Nom donn par les Grecs et les Romains la terre la plus septentrionale du monde connu.