Qui est-ce? demanda le duc.
Que fais-tu ici, coquin? dit Taverney.
Gilbert, car ctait lui, et le lecteur la dj reconnu, rpliqua firement:
Vous le voyez, je regarde.
Au lieu de faire ton ouvrage, dit Richelieu.
Mon ouvrage est fini, dit humblement Gilbert au duc, sans daigner regarder Taverney.
Je trouverai donc ce fainant partout! dit Taverney.
L, l, monsieur, interrompit une voix doucement. Mon petit Gilbert est un bon travailleur et un botaniste trs appliqu.
Taverney se retourna et vit M. de Jussieu qui caressait les joues de Gilbert.
Il rougit de colre et sloigna.
Les valets ici! murmura-t-il.
Chut! lui dit Richelieu, Nicole y est bien Regarde au coin de cette porte, l-haut La petite grillarde! elle ne perd pas non plus une illade.
En effet, Nicole, derrire vingt autres domestiques de Trianon, levait par-dessus sa tte charmante, et ses yeux, dilats par la surprise et ladmiration, semblaient tout voir en double.
Gilbert laperut et tourna dun autre ct.
Viens, viens, dit le duc Taverney, jai lide que le roi veut te parler il cherche.
Et les deux amis sloignrent dans la direction de la loge du roi.
Madame du Barry, tout debout, correspondait avec M. dAiguillon, debout aussi. Celui-ci ne perdait pas de vue aucun mouvement de son oncle.
Rousseau, demeur seul, admirait Andre; il tait occup, si lon veut nous passer cette expression, en devenir amoureux.
Les illustres acteurs allaient se dshabiller dans leurs loges, o Gilbert avait renouvel les fleurs.
Taverney, rest seul dans le couloir depuis que M. de Richelieu tait all trouver le roi, sentait son cur transi et brl tour tour dans lattente. Enfin le duc revint et mit un doigt sur ses lvres.
Taverney plit de joie et vint la rencontre de son ami, qui lentrana sous la loge royale.
L, ils entendirent ce que peu de gens pouvaient entendre.
Madame du Barry disant au roi:
Attendrai-je Votre Majest souper ce soir?
Et le roi rpondant:
Je me sens fatigu, comtesse; excusez-moi.
Au mme instant le dauphin arrivait et, marchant presque sur les pieds de la comtesse sans paratre la voir:
Sire, dit-il, Votre Majest nous fera-t-elle lhonneur de souper Trianon?
Non, mon fils; je le disais linstant mme madame; je me sens fatigu; toute votre jeunesse mtourdirait Je souperai seul.
Le dauphin sinclina et partit. Madame du Barry salua jusqu la ceinture et se retira, tremblante de colre.
Le roi fit alors un signe Richelieu.
Duc, dit-il, jai vous parler de certaine affaire qui vous regarde.
Sire
Je nai pas t content Je veux que vous mexpliquiez Tenez Je soupe seul, vous me tiendrez compagnie.
Et le roi regardait Taverney.
Vous connaissez, je crois, ce gentilhomme, duc?
M. de Taverney? Oui, sire.
Ah! le pre de la charmante chanteuse.
Oui, sire.
coutez-moi, duc.
Le roi se baissa pour parler loreille de Richelieu.
Taverney senfona les ongles dans la peau, pour ne pas donner signe dmotion.
Un moment aprs, Richelieu passa devant Taverney et lui dit:
Suis-moi sans affectation.
O cela? dit Taverney de mme.
Viens toujours.
Le duc partit. Taverney le suivit vingt pas jusquaux appartements du roi.
Le duc entra dans la chambre; Taverney demeura dans lantichambre.
Chapitre 112. Lcrin
M. de Taverney nattendit pas longtemps. Richelieu, ayant demand au valet de chambre de Sa Majest ce que le roi avait laiss sur sa toilette, ressortit bientt avec un objet que le baron ne put distinguer dabord sous lenveloppe de soie qui le couvrait.
Mais le marchal tira son ami dinquitude, il lentrana du ct de la galerie.
Baron, dit-il aussitt quil se vit seul avec lui, tu mas paru douter quelquefois de mon amiti pour toi?
Pas depuis notre rconciliation, rpliqua Taverney.
Alors tu as dout de ta fortune et de celle de tes enfants?
Oh! pour cela, oui.
Eh bien, tu avais tort. Ta fortune et celle de tes enfants se fait avec une rapidit qui devrait te donner le vertige.
Bah! fit Taverney, qui entrevoyait une partie de la vrit, mais qui ne se ft pas livr Dieu et, par consquent, se gardait bien du diable; comment la fortune de mes enfants se fait-elle si vite?
Mais nous avons dj M. Philippe capitaine, avec une compagnie paye par le roi.
Oh! cest vrai et je te le dois.
Nullement. Ensuite nous allons avoir mademoiselle de Taverney marquise peut-tre.
Allons donc! scria Taverney; comment, ma fille?
coute, Taverney, le roi est plein de got; la beaut, la grce et la vertu, lorsquelles sont accompagnes du talent, enchantent Sa Majest Or, mademoiselle de Taverney runit tous ces avantages un point minent Le roi est donc enchant de mademoiselle de Taverney.
Duc, rpliqua Taverney en prenant un air de dignit plus que grotesque pour le marchal, duc, comment expliques-tu ce mot: enchant?
Richelieu naimait pas la prtention; il rpliqua schement son ami:
Baron, je ne suis pas fort sur la linguistique, je sais mme fort peu lorthographe. Enchant, pour moi, a toujours signifi content outre mesure, voil Si tu es marri outre mesure de voir ton roi content de la beaut, du talent, du mrite de tes enfants, tu nas qu parler je men vais retourner prs de Sa Majest.
Et Richelieu pivota sur ses talons avec une aisance toute juvnile.
Duc, tu ne mas pas bien compris, scria le baron en larrtant. Vertubleu! tu es vif.
Pourquoi me dis-tu que tu nes pas content?
Eh! je nai pas dit cela.
Tu me demandes des commentaires sur le bon plaisir du roi La peste soit du sot!
Encore un coup, duc, je nai pas ouvert la bouche de cela. Il est bien certain que je suis content, moi.
Ah! toi Eh bien, qui sera mcontent? Ta fille?
Eh! eh!
Mon cher, tu as lev ta fille comme un sauvage que tu es.
Mon cher, mademoiselle ma fille sest leve toute seule; tu comprends bien que je nai pas t mextnuer cela. Javais assez de vivre dans mon trou de Taverney La vertu lui est pousse toute seule.
Et lon dit que les gens de campagne savent arracher les mauvaises herbes. Bref, ta fille est une bgueule.
Tu te trompes, cest une colombe.
Richelieu fit la grimace.
Eh bien, la pauvre enfant na qu chercher un bon mari, car les occasions de fortune lui deviendront rares avec ce dfaut-l.
Taverney regarda le duc avec inquitude.
Heureusement pour elle, continua-t-il, que le roi est si perdument amoureux de la du Barry, que jamais il ne fera attention srieusement dautres.
Linquitude de Taverney se changea en angoisses.
Ainsi, continua Richelieu, ta fille et toi, vous pouvez vous rassurer. Je vais faire Sa Majest les objections ncessaires et le roi ny tiendra pas le moins du monde.
Mais quoi, bon Dieu? scria Taverney tout ple, en secouant le bras de son ami.
faire un petit prsent mademoiselle Andre, mon cher baron.
Un petit prsent! Quest-ce donc? dit Taverney plein de convoitise et despoir.
Oh! presque rien, fit ngligemment Richelieu; ceci tiens.
Et il dveloppa un crin de la soie.
Un crin?
Une misre un collier de quelques milliers de livres que Sa Majest, flatte de lui avoir entendu chanter sa chanson favorite, voulait faire accepter la chanteuse; cest dans lordre. Mais, puisque ta fille est effarouche, nen parlons plus.
Duc, tu ny penses pas, ce serait offenser le roi.
Sans doute que ce serait offenser le roi; mais est-ce que ce nest pas toujours le propre de la vertu doffenser quelquun ou quelque chose?
Enfin, duc, songes-y, dit Taverney, lenfant nest pas si draisonnable.
Cest--dire que cest toi et non pas lenfant qui parle?
Oh! mais je sais si bien ce quelle dira ou fera!