Et cependant, Andre, dit Philippe, aujourdhui vous avez une protection bien autrement puissante que la mienne.
Cest vrai.
Un bel avenir.
Qui sait?
Pourquoi donc doutez-vous?
Je lignore.
Cest de lingratitude envers Dieu, ma sur.
Oh! non, grce au ciel, je ne suis pas ingrate envers le Seigneur et soir et matin je le remercie; mais il me semble quau lieu de recevoir mes actions de grces chaque fois que je flchis les genoux, une voix den haut me dit: Prends garde, jeune fille, prends garde!
Mais quoi dois-tu prendre garde? Rponds. Jadmets avec toi quun malheur te menace. As-tu quelque pressentiment de ce malheur? Sais-tu que faire pour aller au-devant de lui en laffrontant, ou que faire pour lviter?
Je ne sais rien, Philippe, si ce nest quil me semble, vois-tu, que ma vie ne tient plus qu un fil, que rien ne luit plus pour moi au del de ce moment qui va marquer ton dpart. Il me semble en un mot, que, pendant mon sommeil, on ma roule sur la pente dun prcipice trop rapide pour que je marrte en me rveillant; que je suis rveille; que je vois labme et que, cependant, jy suis entrane et que, vous absent, vous ntant plus l pour me retenir, je vais y disparatre et my briser.
Chre sur, bonne Andre, dit Philippe mu malgr lui cet accent plein dune terreur si vraie, vous vous exagrez une tendresse dont je vous remercie. Oui, vous perdez un ami, mais momentanment: je ne serai pas si loin que vous ne puissiez me rappeler si besoin tait; dailleurs, songez qu lexception de vos chimres, rien ne vous menace.
Andre sarrta devant son frre.
Alors, Philippe, dit-elle, vous qui tes un homme, vous qui avez plus de force que moi, do vient que vous tes en ce moment aussi triste que je le suis moi-mme? Voyons, dites, mon frre, comment expliquez-vous cela?
Cest facile, chre sur, dit Philippe en arrtant la marche dAndre, quelle avait reprise en cessant de parler. Nous ne sommes pas frre et sur seulement par lme et le sang, mais encore par lme et les sentiments; aussi vivions-nous dans une intelligence qui, pour moi surtout, depuis notre arrive Paris, est devenue une bien douce habitude. Je romps cette chane, chre amie, ou plutt on la rompt et le coup sen fait sentir jusque dans mon cur. Je suis donc triste, mais momentanment; voil tout. Moi, Andre, moi, je vois au del de notre sparation; moi, je ne crois pas un malheur, si ce nest celui de ne plus nous voir pendant quelques mois, pendant une anne peut-tre; moi, je me rsigne et ne vous dis point adieu, mais au revoir.
Malgr ces paroles consolantes, Andre ne rpondit que par ses sanglots et par ses larmes.
Chre sur, scria Philippe en voyant lexpression de cette tristesse qui lui paraissait incomprhensible, chre sur, vous ne mavez pas tout dit, vous me cachez quelque chose, parlez au nom du Ciel, parlez.
Et il la prit dans ses bras, la rapprochant de lui et la pressant sur son cur pour lire dans ses yeux.
Moi? dit-elle. Non, non, Philippe, je vous le jure, vous savez tout, et vous avez mon cur entre vos mains.
Eh bien, alors, par grce, Andre, du courage, ne maffligez point ainsi.
Vous avez raison, dit-elle, et je suis folle. coutez: je nai jamais eu lesprit bien fort, vous le savez mieux que personne, vous, Philippe; toujours jai craint, toujours jai rv, toujours jai soupir; mais je nai pas le droit dassocier mes douloureuses chimres un frre si tendrement aim, alors quil me rassure et me prouve que jai tort de malarmer. Vous avez raison, Philippe: cest vrai, cest bien vrai, tout est parfait pour moi ici. Philippe, pardonnez-moi donc; vous le voyez, jessuie mes yeux, je ne pleure plus, je souris. Philippe, ce nest plus adieu, cest au revoir que je vais dire.
Et la jeune fille embrassa tendrement son frre en lui drobant une dernire larme qui voilait encore sa paupire et qui roula comme une perle sur laiguillette dor du jeune officier.
Philippe la regarda avec cette tendresse infinie qui tient la fois du frre et du pre.
Andre, dit-il, je vous aime ainsi. Soyez courageuse. Je pars, mais le courrier vous apportera une lettre de moi chaque semaine. Faites, je vous prie, que, chaque semaine aussi, jen reoive une de vous.
Oui, Philippe, dit Andre; oui, et ce sera mon seul bonheur. Mais vous avez prvenu mon pre, nest-ce pas?
De quoi?
De votre dpart.
Chre sur, cest le baron, au contraire, qui ce matin ma lui-mme apport lordre du ministre. M. de Taverney nest pas comme vous, Andre, et il se passera facilement de moi, ce quil parat: il semblait heureux de mon dpart, et au fait il avait raison; ici, je navancerais pas, tandis que, l bas, il peut se prsenter des occasions.
Mon pre est heureux de vous voir partir! murmura Andre. Ne vous trompez-vous pas, Philippe?
Il vous a, rpondit Philippe ludant la question, et cest une consolation, ma sur.
Le croyez-vous, Philippe? Il ne me voit jamais.
Ma sur, il ma charg de vous dire quaujourdhui mme, aprs mon dpart, il viendrait Trianon. Il vous aime, croyez-le bien; seulement, il aime sa manire.
Quavez-vous encore, Philippe? Vous semblez embarrass.
Chre Andre, cest que lheure vient de sonner. Quelle heure est-il, sil vous plat?
Les trois quarts aprs midi.
Eh bien, chre sur, ce qui cause mon embarras, cest que voil une heure que je devrais tre en route et nous voici la grille o lon tient mon cheval. Ainsi donc
Andre prit un visage calme, et, semparant de la main de son frre:
Ainsi donc, dit-elle dun accent trop ferme pour quil ny eut pas daffectation dans sa voix, ainsi donc, adieu, mon frre
Philippe lembrassa une dernire fois.
Au revoir, dit-il; rappelez-vous votre promesse.
Laquelle?
Une lettre au moins par semaine.
Oh! vous le demandez!
Et elle pronona ces mots avec un suprme effort: la pauvre enfant navait plus de voix.
Philippe la salua encore du geste et sloigna.
Andre le suivit des yeux, retenant son haleine pour retenir ses soupirs.
Philippe monta cheval, lui cria encore une fois adieu de lautre ct de la grille et partit.
Andre demeura debout et immobile tant quelle put le voir.
Puis, lorsquil eut disparu, elle se dtourna et courut, comme une biche blesse, jusquaux ombrages, aperut un banc et neut que la force de le joindre et de tomber dessus sans pouls, sans force, sans regard.
Puis, tirant du plus profond de sa poitrine un long et dchirant sanglot:
O mon Dieu! mon Dieu! scria-t-elle pourquoi me laissez-vous seule ainsi sur la terre?
Et elle ensevelit son visage dans ses mains, laissant chapper entre ses doigts blancs les grosses larmes quelle ne cherchait plus retenir.
En ce moment un lger bruit retentit derrire la charmille; Andre crut avoir entendu un soupir. Elle se retourna effraye: une figure triste se dressa devant elle.
Ctait Gilbert.
Chapitre 115. Le roman de Gilbert
Ctait Gilbert, avons-nous dit, aussi ple quAndre, aussi dsol, aussi abattu quelle.
Andre, la vue dun homme, la vue dun tranger, Andre se hta dessuyer ses yeux, comme si la fire jeune fille et rougi de pleurer. Elle composa son maintien et rendit limmobilit ses joues marbres, quagitait linstant mme le frisson du dsespoir.
Gilbert fut bien plus longtemps quelle reprendre son calme, et ses traits gardrent lexpression douloureuse que mademoiselle de Taverney, aussitt quelle releva les yeux, put, en le reconnaissant, remarquer dans son attitude et dans son regard.
Ah! cest encore M. Gilbert, dit Andre avec ce ton lger quelle affectait de prendre chaque fois que ce quelle croyait le hasard la rapprochait du jeune homme.
Gilbert ne rpondit rien; il tait encore trop violemment mu.
Cette douleur, qui avait fait frissonner le corps dAndre, avait violemment secou le sien.