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Ce fut donc Andre qui continua, voulant avoir le dernier mot de cette apparition.

Mais quavez-vous donc, monsieur Gilbert? demanda-t-elle; quavez-vous me regarder avec cet air dolent? Il faut que quelque chose vous attriste; quelle chose vous attriste donc, sil vous plat?

Vous dsirez le savoir? demanda mlancoliquement Gilbert, qui sentait lironie cache sous cette apparence dintrt.

Oui.

Eh bien, ce qui mattriste, cest de vous voir souffrir, mademoiselle, rpliqua Gilbert.

Et qui vous a dit que je souffrais, monsieur?

Je le vois.

Je ne souffre pas, vous vous trompez, monsieur, dit Andre en passant une seconde fois son mouchoir sur son visage.

Gilbert sentait monter lorage; il rsolut de le dtourner par son humilit.

Pardon, mademoiselle, dit-il, cest que jai entendu vos plaintes.

Ah! vous coutiez? Cest mieux, alors

Mademoiselle, cest le hasard, balbutia Gilbert, car il se sentait mentir.

Le hasard! Je suis dsespre, monsieur Gilbert, que le hasard vous ait amen prs de moi; mais encore, en quoi ces plaintes que vous avez entendues ont-elles pu vous attrister? Dites-le-moi, le vous prie.

Il mest impossible de voir pleurer une femme, dit Gilbert dun ton qui dplut souverainement Andre.

Est-ce que, par hasard, je serais une femme pour M. Gilbert? rpliqua la hautaine jeune fille. Je ne mendie lintrt de personne; mais celui de M. Gilbert moins encore que celui de tout autre.

Mademoiselle, dit Gilbert en secouant la tte, vous avez tort de me rudoyer ainsi; je vous ai vue triste, je me suis afflig; je vous ai entendue dire que, M. Philippe parti, vous tiez dsormais seule au monde: eh bien, non, non, mademoiselle, car je suis rest, moi, et jamais cur plus dvou na battu pour vous. Je le rpte, non, jamais mademoiselle de Taverney ne sera seule au monde tant que ma tte pourra penser, tant que mon cur pourra battre, tant que mon bras pourra stendre.

Gilbert tait vraiment beau de vigueur, de noblesse et de dvouement, tout en prononant ces paroles bien quil y mit toute la simplicit que commandait le respect le plus vrai.

Mais il tait dit que tout, dans le pauvre jeune homme, dplairait Andre, loffenserait et la pousserait des ripostes blessantes, comme si chacun de ses respects et t une insulte, chacune de ses prires une provocation. Dabord, elle voulut se lever pour trouver un geste plus dur avec une parole plus libre; mais un frisson nerveux la retint sur son banc. Elle pensa, dailleurs, que, debout, elle serait vue de plus loin, et vue causant avec Gilbert. Elle demeura donc sur son banc, car, une fois pour toutes, elle voulait craser sous son pied linsecte qui devenait importun.

Elle rpondit donc:

Je croyais vous avoir dj dit, monsieur Gilbert, que vous me dplaisiez souverainement, que votre voix mirritait, que vos faons philosophiques me rpugnent. Pourquoi donc, moi vous ayant dit cela, vous obstinez-vous encore me parler?

Mademoiselle, dit Gilbert ple mais contenu, on nirrite pas une honnte femme en lui tmoignant de la sympathie. Un honnte homme est lgal de toute crature humaine, et moi, que vous maltraitez avec cet acharnement, eh bien, moi, je mrite peut-tre plus quun autre la sympathie que je regrette de ne pas vous voir prouver pour moi.

Andre, ce mot de sympathie deux fois rpt, ouvrit de grands yeux et les attacha impertinemment sur Gilbert.

De la sympathie! dit-elle, de la sympathie de vous moi, monsieur Gilbert? En vrit, je me trompais votre gard. Je vous tenais pour un insolent, et vous tes moins que cela: vous ntes quun fou.

Je ne suis ni un insolent ni un fou, dit Gilbert avec un calme apparent, qui dut bien coter cette fiert que nous connaissons. Non, mademoiselle, car la nature ma fait votre gal, et le hasard vous a faite mon oblige.

Le hasard, encore? dit ironiquement Andre.

La Providence, euss-je d dire peut-tre. Je ne vous eusse jamais parl de cela; mais vos injures me rendent la mmoire.

Votre oblige, moi? votre oblige, je crois? Comment avez-vous dit cela, monsieur Gilbert?

Jaurais honte pour vous de lingratitude mademoiselle; et Dieu, qui vous a faite si belle, vous a donn, pour compenser votre beaut, assez dautres dfauts sans celui-l.

Cette fois, Andre se leva.

Tenez, pardonnez-moi, dit Gilbert; vous mirritez par trop aussi quelquefois, et alors joublie tout lintrt que vous minspirez.

Andre se mit rire aux clats, de manire pousser la colre de Gilbert son paroxysme; mais, son grand tonnement, Gilbert ne senflamma point. Il croisa ses bras sur sa poitrine, garda lexpression hostile et obstine de son regard de feu, et attendit patiemment la fin de ce rire outrageant.

Mademoiselle, dit froidement Gilbert Andre, daignez rpondre une seule question. Respectez-vous votre pre?

Je crois, en vrit, que vous minterrogez, monsieur Gilbert? scria la jeune fille avec une souveraine hauteur.

Oui vous respectez votre pre, continua Gilbert, et ce nest point cause de ses qualits, cause de ses vertus; non, cest par cela simplement quil vous a donn la vie. Un pre, malheureusement, vous devez savoir cela, mademoiselle, un pre nest respectable qu un seul titre, mais enfin cest un titre. Il y a plus: pour ce seul bienfait de la vie et Gilbert sanima son tour dune ddaigneuse piti pour ce seul bienfait, continua-t-il, vous tes tenue daimer le bienfaiteur. Eh bien, mademoiselle, cela pos en principe, pourquoi moutragez-vous? pourquoi me repoussez-vous? pourquoi me hassez-vous, moi qui ne vous ai pas donn la vie, cest vrai, mais moi qui vous lai sauve?

Vous? scria Andre; vous, vous mavez sauv la vie?

Ah! vous ny avez pas mme pens, dit Gilbert, ou plutt vous lavez oubli; cest fort naturel; il y a tantt un an de cela. Eh bien, mademoiselle, il faut alors vous lapprendre ou vous le rappeler. Oui, je vous ai sauv la vie en sacrifiant la mienne.

Au moins, monsieur Gilbert, dit Andre fort ple, vous me ferez la grce de me dire o et quand?

Le jour, mademoiselle, o cent mille personnes, scrasant les unes les autres, fuyant des chevaux fougueux, des sabres qui fauchaient la foule, laissrent sur la place Louis XV une longue jonche de cadavres et de blesss.

Ah! le 31 mai.

Oui, mademoiselle.

Andre se remit et reprit son sourire ironique.

Et ce jour-l, dites-vous, vous avez sacrifi votre vie pour sauver la mienne, monsieur Gilbert?

Jai dj eu lhonneur de vous le dire.

Vous tes donc M. le baron de Balsamo? Je vous demande pardon, car je lignorais.

Non, je ne suis pas M. le baron de Balsamo, dit Gilbert les yeux enflamms et la lvre frmissante; je suis le pauvre enfant du peuple Gilbert, qui a la folie, la sottise, le malheur de vous aimer; qui, parce quil vous aimait comme un insens, comme un fou, comme un forcen, vous a suivie dans la foule; je suis Gilbert, qui, spar de vous un instant, vous reconnut au cri terrible que vous pousstes en perdant pied; Gilbert, qui tomba prs de vous et vous entoura de ses bras jusqu ce que vingt mille bras, pesant sur les siens, eussent bris sa force; Gilbert, qui se jeta sur le pilier de pierre o vous alliez tre crase, pour vous offrir lappui plus moelleux de son cadavre; Gilbert, qui, apercevant dans la foule cet homme trange qui semblait commander aux autres hommes, et dont vous venez de prononcer le nom, rassembla toutes ses forces, tout son sang, toute son me, et vous souleva dans ses bras mourants, afin que cet homme vous aperut, vous prt, vous sauvt; Gilbert enfin, qui, de vous, quil cdait un sauveur plus heureux que lui, ne garda quun lambeau de votre robe, que jappuyai sur mes lvres, et il tait temps, car le sang afflua aussitt mon cur, mes tempes, mon cerveau; la masse roulante des bourreaux et des victimes me couvrit comme le flot et mensevelit, tandis que, pareil lange de la rsurrection, vous montiez, vous, de mon abme vers le ciel.

Gilbert venait de se montrer tout entier, cest--dire sauvage, naf, sublime, dans sa rsolution comme dans son amour. Aussi Andre, malgr son mpris, ne pouvait-elle le regarder sans tonnement. Aussi crut-il un instant que son rcit avait t irrsistible comme la vrit, comme lamour. Mais le pauvre Gilbert comptait sans lincrdulit, cette mauvaise foi de la haine. Or, Andre, qui hassait Gilbert, ne stait laisse prendre aucun des arguments vainqueurs de cet amant ddaign.