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Althotas ne quittait pas du regard cette fiole brise, image du nant de ses esprances; on et dit quil comptait ces mille dbris qui avaient, en sparpillant, diminu sa vie dautant de jours; on et dit quil et voulu pomper du regard cette liqueur prcieuse rpandue sur le parquet et quun instant il avait crue limmortalit.

Parfois aussi, lorsque la douleur de cette dsillusion tait trop vive, le vieillard levait son il terni sur Balsamo; puis, de Balsamo, son regard passait au cadavre de Lorenza.

Il ressemblait alors ces brutes, surprises au pige, que le chasseur trouve le matin, arrtes par la jambe, et quil tourmente longtemps du pied sans leur faire tourner la tte, et qui, sil les pique de son couteau de chasse ou de la baonnette de son fusil, lvent obliquement leur il sanglant tout charg de haine, de vengeance, de reproche et de surprise.

Est-il possible, disait ce regard encore si expressif dans son atonie, est-il croyable que tant de malheurs, que tant dchecs viennent moi, de la part dun tre aussi infime que cet homme que je vois l agenouill quatre pas de moi, aux pieds dun objet aussi vulgaire que cette femme morte? Nest-ce pas un bouleversement de la nature, un bouleversement de la science, un cataclysme de la raison, que llve si grossier ait abus le matre si sublime? Nest-ce pas monstrueux, enfin, que le grain de poussire ait arrt court la roue du char superbe et rapide dans son tout-puissant, dans son immortel essor?

Quant Balsamo, Balsamo bris, ananti, sans voix, sans mouvement, presque sans vie, nulle pense humaine ne stait encore fait jour travers les sanglantes vapeurs de son cerveau.

Lorenza, sa Lorenza! Lorenza, sa femme, son idole, cette crature doublement prcieuse titre dange et damante, Lorenza, cest--dire le plaisir et la gloire, le prsent et lavenir, la force et la foi; Lorenza, cest--dire tout ce quil aimait, tout ce quil dsirait, tout ce quil ambitionnait au monde. Lorenza tait perdue pour lui jamais!

Il ne pleurait pas, il ne criait pas, il ne soupirait mme pas.

peine avait-il le temps de stonner quun si pouvantable malheur et fondu sur sa tte. Il ressemblait ces infortuns que linondation saisit dans leur lit, au milieu des tnbres, qui rvent que leau les a gagns, qui sveillent, qui ouvrent les yeux et qui, voyant sur leur tte une vague mugissante, nont pas mme le temps de pousser un grand cri en passant de la vie la mort.

Balsamo, pendant trois heures, se crut englouti dans les plus profonds abmes du tombeau; travers son immense douleur, il prenait ce qui lui arrivait pour un de ces sinistres songes qui visitent les trpasss dans la nuit ternelle et silencieuse du spulcre.

Pour lui, plus dAlthotas, cest--dire plus de haine, plus de vengeance.

Pour lui, plus de Lorenza, cest--dire plus de vie, plus damour.

Le sommeil, la nuit, le nant!

Voil comment le temps scoula, lugubre, silencieux, infini, dans cette chambre o le sang refroidissait aprs avoir envoy sa part de fcondit aux atomes qui la rclament.

Tout coup, au milieu du silence et de la nuit, une sonnette sonna trois fois.

Sans doute, Fritz savait que son matre tait chez Althotas, car une sonnette tinta dans la chambre mme.

Mais elle eut beau retentir trois fois avec un bruit insolemment trange, le son svanouit dans lespace.

Balsamo ne leva point la tte.

Au bout de quelques minutes, le mme tintement, plus sonore, retentit une seconde fois, mais sans plus que la premire arracher Balsamo sa torpeur.

Puis, un intervalle mesur, mais moins loign que celui qui avait spar le premier tintement du second, la sonnette irrite fit une troisime fois jaillir dans la chambre un clat multiple de sons criards et impatients.

Balsamo, sans tressaillir, souleva lentement son front et interrogea lespace avec la froide solennit dun mort qui sort de son tombeau.

Ainsi dut regarder Lazare quand la voix du Christ lappela trois fois.

La sonnette ne cessait point de tinter.

Son nergie, toujours croissante, veilla enfin lintelligence chez lamant de Lorenza.

Il dtacha sa main de la main du cadavre.

Toute la chaleur avait quitt son corps, sans passer dans celui de Lorenza.

Une grande nouvelle ou un grand danger, se dit Balsamo. Pourvu que ce soit un grand danger!

Et il se leva tout fait.

Mais pourquoi rpondrais-je cet appel? continua-t-il sans sapercevoir du lugubre effet de ses paroles sous cette vote sombre, dans cette chambre funbre; est-ce que dsormais quelque chose peut mintresser ou meffrayer en ce monde?

La sonnette alors, comme pour lui rpondre, heurta si brutalement ses flancs de bronze avec son battant dairain, que le battant se dtacha et tomba sur une cornue de verre qui, brise avec un bruit mtallique, alla joncher le parquet de ses dbris.

Balsamo ne rsista plus; il tait, dailleurs, important que nul, pas mme Fritz, ne le vnt relancer o il tait.

Il marcha dun pas tranquille vers le ressort, le poussa et alla se placer sur la trappe, qui descendit lentement et le dposa au milieu de la chambre aux fourrures.

En passant prs du sofa, il effleura la mante qui tait tombe des paules de Lorenza lorsque limpitoyable vieillard, impassible comme la mort, lavait enleve entre ses deux bras.

Le contact, plus vivant que Lorenza elle-mme, imprima un frisson douloureux Balsamo.

Il prit lcharpe et la baisa en touffant ses cris avec lcharpe mme.

Puis il alla ouvrir la porte de lescalier.

Sur les plus hautes marches, Fritz, tout ple, tout haletant, Fritz tenant un flambeau dune main et de lautre le cordon de sonnette que, dans sa terreur et son impatience, il continuait dagiter convulsivement, Fritz lattendait.

la vue de son matre, il poussa un cri de satisfaction dabord, puis un second cri de surprise et dpouvante.

Mais Balsamo, ignorant la cause de ce double cri, ne rpondit que par une muette interrogation.

Fritz ne dit rien; mais il se hasarda, lui si respectueux dordinaire, prendre son matre par la main et le conduire devant le grand miroir de Venise qui garnissait le dessus de la chemine par laquelle on passait dans la chambre de Lorenza.

Oh! voyez, Excellence, dit-il en lui indiquant sa propre image dans le cristal.

Balsamo frmit.

Puis un sourire, un de ces sourires qui sont fils dune douleur infinie et ingurissable, un sourire mortel passa sur ses lvres.

En effet, il avait compris lpouvante de Fritz.

Balsamo avait vieilli de vingt ans en une heure; plus dclat dans les yeux, plus de sang sous la peau, une expression de stupeur et dinintelligence rpandue sur tous ses traits, une cume sanglante frangeant ses lvres, une large tache de sang sur la batiste si blanche de sa chemise.

Balsamo se regarda lui-mme un instant sans pouvoir se reconnatre; puis il plongea rsolument ses yeux dans les yeux du personnage trange que refltait le miroir.

Oui, Fritz, oui, dit-il, tu as raison.

Puis, remarquant lair inquiet du fidle serviteur:

Mais pourquoi mappelais-tu donc? lui demanda-t-il.

Oh! matre, pour eux.

Eux?

Oui.

Eux, qui cela?

Excellence, murmura Fritz en approchant sa bouche de loreille de Balsamo, eux, les cinq matres.

Balsamo tressaillit.

Tous? demanda-t-il.

Oui, tous.

Et ils sont l?

L.

Seuls?

Non; avec chacun un serviteur arm qui attend dans la cour.

Ils sont venus ensemble?

Ensemble, oui, matre; et ils simpatientent; voil pourquoi jai sonn tant de fois et si fort.

Balsamo, sans mme cacher sous un pli de son jabot de dentelles la tache de sang, sans chercher rparer le dsordre de sa toilette, Balsamo se mit en marche et commena de descendre lescalier aprs avoir demand Fritz si ses htes taient installs dans le salon ou dans le grand cabinet.

Dans le salon, Excellence, rpondit Fritz en suivant son matre.

Puis, au bas de lescalier, se hasardant arrter Balsamo: