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Gilbert couta.

Dans quelques mois, dit-il, je ne rpondrais pas non; mais, aujourdhui, je dois vous dire: Merci, monsieur le comte, votre proposition est blouissante pour un malheureux; toutefois, je la refuse.

La vengeance dun moment ne vaut pas un avenir de cinquante annes, peut-tre?

Monsieur, ma fantaisie ou mon caprice vaut toujours pour moi plus que tout lunivers, au moment o jai cette fantaisie ou ce caprice. Dailleurs, outre la vengeance, jai un devoir remplir.

Voici tes vingt mille livres, rpliqua Balsamo sans hsitation.

Gilbert prit deux billets de caisse, et, regardant son bienfaiteur:

Vous obligez comme un roi! dit-il.

Oh! mieux, jespre, dit Balsamo; car je ne demande pas mme quon me garde un souvenir.

Bien; mais je suis reconnaissant, comme vous disiez tout lheure, et, lorsque ma tche sera remplie, je vous paierai ces vingt mille livres.

Comment?

En me mettant votre service autant dannes quil en faut un serviteur pour payer vingt mille livres son matre.

Tu es encore cette fois illogique, Gilbert. Tu me disais, il ny a quun moment: Je vous demande vingt mille livres, que vous me devez.

Cest vrai; mais vous mavez gagn le cur.

Jen suis aise, dit Balsamo sans aucune expression. Ainsi, tu seras moi, si je veux?

Oui.

Que sais-tu faire?

Rien; mais tout est dans moi.

Cest vrai.

Mais je veux avoir dans ma poche un moyen de quitter la France en deux heures, si besoin tait.

Ah! voil mon service dsert.

Je saurai bien vous revenir.

Et je saurai bien te retrouver. Voyons, terminons l, causer si longuement me fatigue. Avance la table.

Voici.

Passe-moi les papiers qui sont dans ce petit carton sur le chiffonnier.

Voici.

Balsamo prit les papiers, et lut mi-voix les lignes sur un des papiers couvert de trois signatures, ou plutt de trois chiffres tranges.

Le 15 dcembre, au Havre, pour Boston, P. J. lAdonis.

Que penses-tu de lAmrique, Gilbert?

Que ce nest pas la France, et quil me sera fort doux daller par mer, un moment donn, dans un pays quelconque qui ne sera pas la France.

Bien! Vers le 15 dcembre: nest-ce pas ce moment donn dont tu parles?

Gilbert compta sur ses doigts en rflchissant.

Prcisment, dit-il.

Balsamo prit une plume et se contenta dcrire sur une feuille blanche ces deux lignes:

Recevez sur lAdonis un passager.

Joseph Balsamo.

Mais ce papier est dangereux, dit Gilbert, et moi qui cherche un gte, je pourrai bien trouver la Bastille.

force davoir de lesprit, on ressemble un sot, dit le comte. LAdonis, mon cher monsieur Gilbert, est un navire marchand dont je suis le principal armateur.

Pardonnez-moi, monsieur le comte, dit Gilbert en sinclinant; je suis, en effet, un misrable qui la tte tourne quelquefois, mais jamais deux fois de suite; pardonnez-moi donc, et croyez toute ma reconnaissance.

Allez, mon ami.

Adieu, monsieur le comte.

Au revoir, dit Balsamo en lui tournant le dos.

Chapitre 156. Dernire audience

En novembre, cest--dire plusieurs mois aprs les vnements que nous avons raconts, Philippe de Taverney sortit de grand matin pour la saison, cest--dire au petit jour, de la maison quil habitait avec sa sur. Dj staient veilles, sous les lanternes encore allumes, toutes les petites industries parisiennes: les petits gteaux fumants que le pauvre marchand de la campagne dvore comme un rgal lair vif du matin, les hottes charges de lgumes, les charrettes pleines de poissons et dhutres qui courent la halle, et, dans ce mouvement de la foule laborieuse, une sorte de rserve impose aux travailleurs par le respect du sommeil des riches.

Philippe se hta de traverser le quartier populeux et embarrass quil habitait pour gagner les Champs-lyses, absolument dserts.

Les feuilles tournoyaient rouilles la cime des arbres; la plus grande partie jonchait dj les alles battues du Cours la Reine, et les jeux de boule, abandonns cette heure, taient cachs sous un pais tapis de ces feuilles frissonnantes.

Le jeune homme tait vtu, comme les bourgeois les plus aiss de Paris, dun habit larges basques, dune culotte et de bas de soie; il portait lpe; sa coiffure, trs soigne, annonait quil avait d se livrer bien longtemps avant le jour aux mains du perruquier, ressource suprme de toute la beaut de cette poque.

Aussi, quand Philippe saperut que le vent du matin commenait dranger sa coiffure et disperser la poudre, promena-t-il un regard plein de dplaisir sur lavenue des Champs-lyses, pour voir si quelquune des voitures de louage affectes au service de cette route ne se serait pas dj mise en chemin.

Il nattendit pas longtemps: un carrosse us, fan, bris, tir par une maigre jument isabelle, commenait cahoter la route; son cocher, lil vigilant et morne, cherchait au loin un voyageur dans les arbres, comme ne un de ses vaisseaux dans les vagues de la mer Tyrrhnienne.

En apercevant Philippe, lautomdon fit sentir plus nergiquement le fouet sa jument; si bien que le carrosse rejoignit le voyageur.

Arrangez-vous de faon, dit Philippe, qu neuf heures prcises je sois Versailles, et vous aurez un demi-cu.

neuf heures, en effet, Philippe avait de la dauphine une de ces audiences matinales comme elle commenait en donner. Vigilante et saffranchissant de toute loi dtiquette, la princesse avait lhabitude de visiter le matin les travaux quelle faisait excuter dans Trianon; et, trouvant sur son passage les solliciteurs qui elle avait accord un entretien, elle terminait rapidement avec eux, avec une prsence desprit et une affabilit qui nexcluaient point la dignit, parfois mme la hauteur, quand elle sapercevait quon se mprenait ses dlicatesses.

Philippe avait dabord rsolu de faire la route pied, car il en tait rduit aux plus dures conomies; mais le sentiment de lamour-propre, ou peut-tre seulement celui dun respect que tout militaire ne perd jamais pour sa tenue vis--vis du suprieur, avait forc le jeune homme dpenser une journe dconomies pour se rendre en habit dcent Versailles.

Philippe comptait bien revenir pied. Sur le mme degr de lchelle, partis de deux points opposs, le patricien Philippe et le plbien Gilbert staient, comme on voit, rencontrs.

Philippe revit, avec le cur serr, tout ce Versailles encore magique, o tant de rves dors et roses lavaient enchant de leurs promesses. Il revit avec le cur bris Trianon, souvenir de malheur et de honte; neuf heures prcises, il longeait, muni de sa lettre daudience, le petit parterre aux abords du pavillon.

Il aperut, une distance de cent pas environ, la princesse causant avec son architecte, enveloppe de fourrures de martre, bien quil ne ft pas un temps froid; la jeune dauphine, avec un petit chapeau comme les dames de Watteau, se dtachait sur les haies darbres verts. Quelquefois le son de sa voix argentine et vibrante arrivait jusqu Philippe, et remuait en lui des sentiments qui, dordinaire, effacent tout ce qui est chagrin dans un cur bless.

Plusieurs personnes, favorises daudiences comme Philippe, se prsentrent les unes aprs les autres la porte du pavillon, dans lantichambre duquel un huissier les venait chercher tour de rle. Places sur le passage de la princesse chaque fois quelle revenait en sens inverse, avec Mique, ces personnes recevaient un mot de Marie-Antoinette, ou mme la faveur spciale dun change de quelques paroles dites en particulier.

Puis la princesse attendait quune autre visite se prsentt.

Philippe demeurait le dernier. Il avait vu dj les yeux de la dauphine se tourner vers lui, comme si elle et cherch le reconnatre; alors il rougissait et tchait de prendre, sa place, lattitude la plus modeste et la plus patiente.

Lhuissier vint enfin lui demander sil ne se prsentait pas aussi, attendu que madame la dauphine nallait pas tarder rentrer, et que, une fois rentre, elle ne recevait plus personne.