Gilbert avait, en outre, explor les environs de Paris dans un cong de trois ou quatre jours quil avait pris. Pendant ce cong, il stait rendu dans une petite ville du Soissonnais, situe dix-huit lieues de Paris et entoure dune immense fort.
Cette petite ville se nommait Villers-Cotterts. Une fois arriv dans cette petite ville, il stait rendu tout droit chez lunique tabellion de lendroit, lequel sappelait matre Niquet.
Gilbert stait prsent audit tabellion comme le fils de lintendant dun grand seigneur. Ce grand seigneur, voulant du bien lenfant dune de ses paysannes, avait charg Gilbert de trouver une nourrice cet enfant.
Selon toute probabilit, la munificence du grand seigneur ne se bornerait point aux mois de nourrice, et il dposerait, en outre, entre les mains de matre Niquet, une certaine somme pour lenfant.
Alors matre Niquet, qui tait possesseur de trois beaux garons, lui avait indiqu, dans un petit village nomm Haramont et situ une lieue de Villers-Cotterts, la fille de la nourrice de ses trois fils, laquelle, aprs stre marie lgitimement en son tude, continuait le mtier de madame sa mre.
Cette brave femme sappelait Madeleine Pitou, jouissait dun fils de quatre ans, lequel prsentait tous les symptmes dune bonne sant; elle venait, en outre, daccoucher nouveau, et, par consquent, se trouvait la disposition de Gilbert le jour o il lui plairait dapporter ou denvoyer son nourrisson.
Toutes ces dispositions prises, Gilbert, toujours exact, tait revenu Paris deux heures avant lexpiration du cong demand. Maintenant, on nous demandera pourquoi Gilbert avait choisi la petite ville de Villers-Cotterts prfrablement toute autre.
En cette circonstance, comme en beaucoup dautres, Gilbert avait subi linfluence de Rousseau.
Rousseau avait, un jour, nomm la fort de Villers-Cotterts comme une des plus riches en vgtation qui existassent, et, dans cette fort, il avait cit trois ou quatre villages cachs comme des nids au plus profond de la feuille.
Or, il tait impossible quon allt dcouvrir lenfant de Gilbert dans un de ces villages.
Haramont surtout avait frapp Rousseau, si bien que Rousseau le misanthrope, Rousseau le solitaire, Rousseau lermite, rptait chaque instant:
Haramont est le bout du monde; Haramont, cest le dsert: on peut vivre et mourir l comme loiseau, sur la branche quand il vit, sous la feuille quand il meurt.
Gilbert avait encore entendu le philosophe raconter les dtails dun intrieur de chaumire, et rendre, avec ces traits de feu dont il animait la nature, depuis le sourire de la nourrice jusquau blement de la chvre; depuis lodeur apptissante de la grossire soupe aux choux jusquaux parfums des mriers sauvages et des bruyres violaces.
Jirai l, stait dit Gilbert; mon enfant grandira sous les ombrages o le matre a exhal des souhaits et des soupirs.
Pour Gilbert, une fantaisie tait une rgle invariable, surtout quand cette fantaisie se prsentait avec ces apparences de ncessit morale.
Sa joie fut donc grande quand matre Niquet, allant au-devant de ses dsirs, lui nomma Haramont comme un village qui convenait parfaitement ses intentions.
De retour Paris, Gilbert stait proccup du cabriolet.
Le cabriolet ntait pas beau, mais il tait solide: ctait tout ce quil fallait. Les chevaux taient des percherons trapus, le postillon un lourdaud dcurie; mais ce qui importait Gilbert, ctait darriver au but et surtout de nveiller aucune curiosit.
Sa fable navait, dailleurs, inspir aucune dfiance matre Niquet; il tait dassez bonne mine avec ses habits neufs, pour ressembler un fils dintendant de bonne maison ou un valet de chambre, dguis, de duc et pair.
Son ouverture nen inspira pas davantage au conducteur; ctait le temps des confidences de peuple gentilhomme; on recevait, dans ce temps-l, largent avec une certaine reconnaissance et sans prendre dinformations.
Dailleurs, deux louis en valaient quatre cette poque, et quatre louis, de nos jours, sont toujours bons gagner.
Le voiturier sengagea donc, pourvu quil ft prvenu deux heures lavance, mettre sa voiture la disposition de Gilbert.
Cette entreprise avait pour le jeune homme tous les attraits que limagination des potes et limagination des philosophes, deux fes vtues bien diffremment, prtent aux belles choses et aux bonnes rsolutions. Soustraire lenfant une mre cruelle, cest--dire semer la honte et le deuil dans le camp des ennemis; puis, changeant de visage, entrer dans une chaumire, chez des villageois vertueux comme les peint Rousseau, et dposer sur un berceau denfant une grosse somme; tre regard comme un dieu tutlaire par ces pauvres gens; passer pour un grand personnage: voil plus quil nen fallait pour satisfaire lorgueil, le ressentiment, lamour pour le prochain, la haine pour les ennemis.
Le jour fatal arriva enfin. Il suivait dix autres jours que Gilbert avait passs dans les angoisses, dix nuits quil avait passes dans linsomnie. Malgr la rigueur du froid, il couchait la fentre ouverte, et chaque mouvement dAndre ou de Philippe correspondait son oreille, comme la sonnette la main qui tire le fil.
Il vit ce jour-l Philippe et Andre causer ensemble prs de la chemine; il avait vu la servante partir prcipitamment pour Versailles, en oubliant de fermer les persiennes. Il courut aussitt prvenir son voiturier, resta devant lcurie pendant tout le temps quon attela, se mordant les poings et crispant ses pieds sur le pav pour comprimer son impatience. Enfin, le postillon monta sur son cheval et Gilbert dans le cabriolet, quil fit arrter au coin dune petite rue dserte, aux environs de la Halle.
Puis il revint chez Rousseau, crivit une lettre dadieu au bon philosophe, de remerciement Thrse, annonant quun petit hritage lappelait dans le Midi; quil reviendrait Le tout sans indications prcises. Puis, son argent dans ses poches, un long couteau dans sa manche, il allait se glisser le long du tuyau dans le jardin, lorsquune ide larrta.
La neige! Gilbert, absorb depuis trois jours, navait pas pens cela Sur la neige, on verrait ses traces Ces traces aboutissant au mur de la maison de Rousseau, nul doute que Philippe et Andre ne fissent faire des recherches et que, la disparition de Gilbert concidant avec lenlvement, tout le secret ne se dcouvrt.
Il fallait donc, de toute ncessit, faire le tour par la rue Coq-Hron, entrer par la petite porte du jardin, pour laquelle, depuis un mois, Gilbert stait muni dun passe-partout, porte de laquelle partait un petit sentier battu o ses pieds, par consquent, ne laisseraient pas de traces.
Il ne perdit pas un moment, et arriva juste lheure o le fiacre qui amenait le docteur Louis stationnait devant lentre principale du petit htel.
Gilbert ouvrit avec prcaution la porte, ne vit personne et salla cacher langle du pavillon, prs de la serre.
Ce fut une terrible nuit; il put entendre tout: gmissements, cris arrachs par la torture; il entendit jusquaux premiers vagissements du fils qui lui tait n.
Cependant, appuy sur la pierre nue, il recevait, sans la sentir, toute la neige qui tombait drue et solide du ciel noir. Son cur battait sur le manche de ce couteau quil serrait dsesprment contre sa poitrine. Son il fixe avait la couleur du sang, la lumire du feu.
Enfin le docteur sortit; enfin Philippe changea les derniers mots avec le docteur.
Alors Gilbert sapprocha de la persienne, marquant sa trace sur le tapis de neige qui craquait sous ses pieds jusqu la cheville. Il vit Andre endormie dans son lit, Marguerite assoupie dans le fauteuil; et, cherchant lenfant prs de la mre, il ne le vit point.
Il comprit aussitt, se dirigea vers la porte du perron, louvrit non sans un bruit qui lpouvanta et, pntrant jusquau lit qui avait t le lit de Nicole, il posa ttons ses doigts glacs sur le visage du pauvre enfant, qui la douleur arracha les cris entendus par Andre.