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Ce serait un grand malheur, un malheur qui narrivera point, dit Gilbert. Voil donc les mois de nourrice rgls, vous tes satisfaite?

Oh! oui, monsieur.

Passons aux payements dune pension pour les autres annes.

Lenfant nous resterait?

Probablement.

En ce cas, monsieur, cest nous qui serions ses pre et mre?

Gilbert plit.

Oui, dit-il dune voix touffe.

Alors, monsieur, il est donc abandonn, ce pauvre petit?

Gilbert ne sattendait pas cette motion, ces questions. Il se remit pourtant.

Je ne vous ai pas tout dit, ajouta-t-il; le pauvre pre est mort de douleur.

Les deux bonnes femmes joignirent les mains avec expression.

Et la mre? demanda Anglique.

Oh! la mre la mre, rpliqua Gilbert en respirant pniblement jamais son enfant, n ou natre, ne devait compter sur elle.

Ils en taient l quand le pre Pitou rentra des champs, lair calme et joyeux. Ctait une de ces natures paisses et honntes, bourres de douceur et de sant, comme les a peintes Greuze dans ses bons tableaux.

Quelques mots le mirent au courant. Il comprenait dailleurs par amour propre les choses, surtout celles quil ne comprenait pas

Gilbert expliqua que la pension de lenfant devait tre paye jusqu ce quil ft devenu un homme, et capable de vivre seul avec laide de sa raison et de ses bras.

Soit, dit Pitou; je crois que nous aimerons cet enfant, car il est mignon.

Lui aussi! dirent Anglique et Madeleine, il le trouve comme nous!

Venez donc avec moi, je vous prie, chez matre Niquet; je dposerai chez lui largent ncessaire, afin que vous soyez contents et que lenfant puisse tre heureux.

Tout de suite, monsieur, rpliqua Pitou pre.

Et il se leva.

Alors Gilbert prit cong des bonnes femmes et sapprocha du berceau dans lequel on avait dj plac le nouveau venu au dtriment de lenfant de la maison.

Il se pencha sur le berceau dun air sombre, et, pour la premire fois, regardant le visage de son fils, il saperut quil ressemblait Andre.

Cette vue lui brisa le cur; il fut oblig de senfoncer les ongles dans la chair, pour comprimer une larme qui montait de ce cur bless sa paupire.

Il dposa un baiser timide, tremblant mme, sur la joue frache du nouveau n et recula en chancelant.

Le pre Pitou tait dj sur le seuil, un bton ferr en main, sa belle veste sur le dos, en sautoir.

Gilbert donna un demi-louis au gros Ange Pitou, qui rdait entre ses jambes, et les deux femmes lui demandrent lhonneur de lembrasser, avec la touchante familiarit des campagnes.

Tant dmotions avaient accabl ce pre de dix-huit ans, quun peu plus il y succombait. Ple, nerveux, il commenait perdre la tte.

Partons, dit-il Pitou.

vos souhaits, monsieur, rpliqua le paysan en ouvrant la marche.

Et ils partirent en effet.

Tout coup, Madeleine se mit crier du seuiclass="underline"

Monsieur! monsieur!

Quy a-t-il? dit Gilbert.

Son nom! son nom! Comment voulez-vous quon le nomme?

Il sappelle Gilbert! rpliqua le jeune homme avec un mle orgueil.

Chapitre 161. Le dpart

Ce fut chez le tabellion une affaire bien promptement rgle. Gilbert dposa, sous son nom, une somme de vingt mille moins quelques cent livres destine subvenir aux frais dducation et dentretien de lenfant, comme aussi lui former un tablissement de laboureur lorsquil aurait atteint lge dhomme.

Gilbert rgla ducation et entretien la somme de cinq cents livres par an, pendant quinze ans, et dcida que le reste de largent serait attribu une dot quelconque ou un achat dtablissement ou de terre.

Ayant ainsi pens lenfant, Gilbert pensa aux nourriciers. Il voulut que deux mille quatre cents livres fussent donnes aux Pitou par lenfant ds quil aurait atteint dix-huit ans. Jusque-l, matre Niquet ne devait fournir les sommes annuelles que jusqu la concurrence de cinq cents livres.

Matre Niquet devait jouir de lintrt de largent, pour fruit de ses peines.

Gilbert se fit donner un reu en bonne forme, de largent par Niquet, de lenfant par Pitou: Pitou ayant contrl la signature de Niquet pour la somme; Niquet, celle de Pitou pour lenfant; en sorte quil put partir vers lheure de midi, laissant Niquet dans ladmiration de cette sagesse prmature; Pitou, dans la jubilation dune fortune si rapide.

Aux confins du village dHaramont, Gilbert crut quil se sparait du monde entier. Rien pour lui navait plus ni signification ni promesses. Il venait de divorcer avec la vie insouciante du jeune homme, et daccomplir une de ces actions srieuses que les hommes pouvaient appeler un crime, que Dieu pouvait punir dun chtiment svre.

Toutefois, confiant en ses propres ides, en ses propres forces, Gilbert eut le courage de sarracher des bras de matre Niquet, qui lavait accompagn, qui lavait pris dans une amiti vive, et qui le tentait par mille et mille sductions.

Mais lesprit est capricieux, la nature humaine est sujette aux faiblesses. Plus un homme a de volont, de ressort spontanment, plus vite lanc dans lexcution des entreprises, il mesure la distance qui le spare dj de son premier pas. Cest alors que sinquitent les meilleurs courages; cest alors quils se disent comme Csar: Ai-je bien fait de passer le Rubicon?

Gilbert, se trouvant sur la lisire de la fort, tourna encore une fois ses regards sur le taillis aux cimes rougissantes qui lui cachaient tout Haramont, except le clocher. Ce tableau ravissant de bonheur et de paix le plongea dans une rverie pleine de regrets et de dlices.

Fou que je suis, se dit-il, o vais-je? Dieu ne se dtourne-t-il pas avec colre dans la profondeur du ciel? Quoi! une ide sest offerte moi; quoi! une circonstance a favoris lexcution de cette ide; quoi! un homme suscit par Dieu pour causer le mal que jai fait a consenti rparer ce mal, et je me trouve aujourdhui possesseur dun trsor et de mon enfant! Ainsi, avec dix mille livres dix mille autres tant rserves lenfant je puis ici vivre comme un heureux cultivateur, parmi ces bons villageois, au sein de cette nature sublime et fconde. Je puis mensevelir jamais dans une douce batitude, travailler et penser, oublier le monde et men faire oublier; je puis, bonheur immense! lever moi-mme cet enfant et jouir ainsi de mon ouvrage.

Pourquoi non? ces bonnes chances ne sont-elles pas la compensation de toutes mes souffrances passes? Oh! oui, je puis vivre ainsi; oui, je puis me substituer, dans le partage, cet enfant que, dailleurs, jaurai lev moi-mme, gagnant ainsi largent qui sera donn des mercenaires. Je puis avouer matre Niquet que je suis son pre, je puis tout!

Et son cur semplit peu peu dune joie indicible et dun espoir quil navait pas encore savour, mme dans les hallucinations les plus riantes de ses rves.

Tout coup, le ver qui sommeillait au fond de ce beau fruit se rveilla et montra sa tte hideuse; ctait le remords, ctait la honte, ctait le malheur.

Je ne puis, se dit Gilbert en plissant. Jai vol lenfant cette femme, comme je lui ai vol son honneur Jai vol largent cet homme pour en faire, ai-je dit, une rparation. Je nai donc plus le droit de men faire du bonheur moi-mme; je nai pas non plus le droit de garder lenfant, puisquune autre ne laura pas. Il est nous deux, cet enfant, ou personne.

Et, sur ces mots, douloureux comme des blessures, Gilbert se releva dsespr; son visage exprima alors les plus sombres, les plus haineuses passions.

Soit! dit-il, je serai malheureux; soit! je souffrirai; soit! je manquerai de tous et de tout; mais le partage quil me fallait faire du bien, je veux le faire du mal. Mon patrimoine, dsormais, cest la vengeance et le malheur. Ne crains rien, Andre, je partagerai fidlement avec toi!

Il dtourna sur la droite et, aprs stre orient par un moment de rflexion, il senfona dans les bois, o il marcha tout le jour pour gagner la Normandie, quil avait supput devoir rencontrer dans quatre jours de marche.