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Il possdait neuf livres et quelques sous. Son extrieur tait honnte, sa figure calme et repose. Un livre sous le bras, il ressemblait beaucoup un tudiant de famille retournant dans la maison paternelle.

Il prit lhabitude de marcher la nuit dans les beaux chemins et de dormir le jour dans les prairies, aux rayons du soleil. Deux fois seulement, la brise lincommoda si fort, quil fut contraint dentrer dans une chaumire o, sur une chaise dans ltre, il dormit du meilleur de son cur sans sapercevoir que la nuit tait venue.

Il avait toujours une excuse et une destination.

Je vais Rouen, disait-il, chez mon oncle, et je viens de Villers-Cotterts: jai voulu, comme un jeune homme, faire la route pied pour me distraire.

Nul soupon de la part des paysans; le livre tait une contenance alors respecte. Si Gilbert voyait le doute voltiger sur quelques bouches plus pinces, il parlait dun sminaire o lentranait sa vocation. Ctait la droute complte de toute mauvaise pense.

Huit jours se passrent ainsi, pendant lesquels Gilbert vcut comme un paysan, dpensant dix sous par jour et faisant dix lieues de pays. Il arriva en effet Rouen, et l neut plus besoin de se renseigner ni de chercher la route.

Le livre quil portait tait un exemplaire de La Nouvelle Hlose richement reli. Rousseau lui avait fait ce prsent et crit son nom sur la premire feuille du livre.

Gilbert, rduit quatre livres dix sous, dchira cette page quil garda prcieusement et vendit louvrage un libraire qui en donna trois livres.

Ce fut ainsi que le jeune homme put arriver, trois autres jours aprs, en vue du Havre et quil aperut la mer au coucher du soleil.

Ses souliers taient dans un tat peu convenable pour un jeune monsieur qui mettait coquettement le jour des bas de soie pour traverser les villes; mais Gilbert eut encore une ide. Il vendit ses bas de soie, ou plutt les troqua pour une paire de souliers irrprochables quant la solidit. Pour llgance, nous nen parlerons pas.

Cette dernire nuit, il la passa dans Harfleur, log, nourri pour seize sous. Il mangea l des hutres pour la premire fois de sa vie.

Un mets des riches, se dit-il, pour le plus pauvre des hommes, tant il est vrai que Dieu na jamais fait que le bien, tandis que les hommes ont fait le mal, selon la maxime de Rousseau.

dix heures du matin, le 13 dcembre, Gilbert entra dans le Havre et, du premier abord, aperut lAdonis, beau brick de trois cents tonneaux, qui se balanait dans le bassin.

Le port tait dsert. Gilbert sy aventura par le moyen dune passerelle. Un mousse sapprocha de lui pour linterroger.

Le capitaine? demanda Gilbert.

Le mousse fit un signe dans lentrepont et, bientt aprs, une voix partie den bas cria:

Faites descendre.

Gilbert descendit. On le mena dans une petite chambre toute construite en bois dacajou et meuble avec la plus sobre simplicit.

Un homme de trente ans, ple, nerveux, lil vif et inquiet, lisait une gazette sur une table dacajou comme les cloisons.

Que veut monsieur? dit-il Gilbert.

Gilbert fit signe cet homme dloigner son mousse, et le mousse partit en effet.

Vous tes le capitaine de lAdonis, monsieur? dit Gilbert aussitt.

Oui, monsieur.

Cest bien vous alors quest adress ce papier?

Il tendit au capitaine le billet de Balsamo.

peine eut-il vu lcriture, que le capitaine se leva et dit prcipitamment Gilbert avec un sourire plein daffabilit:

Ah! vous aussi? Si jeune? Bien! bien!

Gilbert se contenta de sincliner.

Vous allez? dit-il.

En Amrique.

Vous partez?

Quand vous partirez vous-mme.

Bien. Dans huit jours, alors.

Que ferai-je pendant tout ce temps, capitaine?

Avez-vous un passeport?

Non.

Alors, vous allez, ce soir mme, revenir bord, aprs vous tre promen toute la journe hors de la ville, Sainte-Adresse, par exemple. Ne parlez personne.

Il faut que je mange; je nai plus dargent.

Vous allez dner ici; vous souperez ce soir.

Et aprs?

Une fois embarqu, vous ne retournerez plus terre; vous demeurerez cach ici; vous partirez sans avoir revu le ciel Une fois en mer, vingt lieues, alors, libre tant que vous voudrez.

Bien.

Faites donc aujourdhui tout ce quil vous reste faire.

Jai une lettre crire.

crivez-la

O?

Sur cette table Voici plume, encre et papier; la poste est au faubourg, le mousse vous conduira.

Merci, capitaine!

Gilbert, demeur seul, crivit une courte lettre sur laquelle il mit cette suscription:

Mademoiselle Andre de Taverney, Paris, rue Coq-Hron, 9, la premire porte cochre en partant de la rue Pltrire.

Puis il serra cette lettre dans sa poche, mangea ce que le capitaine lui-mme lui servait, et suivit le mousse, qui le conduisit la poste, o la lettre fut jete.

Tout le jour, Gilbert regarda la mer du haut des falaises.

la nuit, il revint. Le capitaine le guettait et le fit entrer dans le navire.

Chapitre 162. Le dernier adieu de Gilbert

Philippe avait pass une nuit terrible. Ces pas sur la neige lui dmontraient jusqu lvidence que quelquun stait introduit dans la maison pour enlever lenfant; mais qui accuser? Nul autre indice ne prcisait ses soupons.

Philippe connaissait si bien son pre, quil ne douta pas de sa complicit dans cette affaire. M. de Taverney croyait Louis XV pre de cet enfant; il devait attacher un grand prix la conservation de ce tmoignage vivant dune infidlit faite par le roi madame du Barry. Le baron devait croire galement que tt ou tard Andre recourrait la faveur et quelle rachterait fort cher alors le principal moyen de sa fortune venir.

Ces rflexions, bases sur une rvlation toute frache encore du caractre paternel, consolrent un peu Philippe, qui crut possible de reconqurir cet enfant puisquil connaissait les ravisseurs.

Il guetta donc, huit heures, lentre du docteur Louis, auquel, dans la rue, en se promenant de long en large, il conta laffreux vnement de la nuit.

Le docteur tait homme de bon conseil; il examina les traces du jardin, et, aprs rflexion, conclut en faveur des suppositions de Philippe.

Le baron mest assez connu, dit-il, pour que je le crois capable de cette mauvaise action. Toutefois, ne se peut-il pas quun autre intrt, plus immdiat, ait dtermin lenlvement de cet enfant?

Quel intrt, docteur?

Celui du vritable pre.

Oh! scria Philippe, javais eu un moment cette pense; mais le malheureux na pas seulement de pain pour lui; cest un fou, un exalt, fugitif lheure quil est, et qui doit avoir peur mme de mon ombre Ne nous trompons pas, docteur, le misrable a commis ce crime par occasion; mais, prsent que je suis plus loign de la colre, bien que je le hasse, ce criminel, je crois que jviterais sa rencontre, afin de ne pas le tuer. Je crois quil doit prouver des remords qui le punissent; je crois que la faim et le vagabondage me vengeront de lui aussi efficacement que mon pe.

Nen parlons plus, dit le docteur.

Veuillez seulement, cher et excellent ami, consentir un dernier mensonge: car il faut, avant tout, rassurer Andre; vous lui direz que vous tiez hier inquiet de la sant de cet enfant, que vous ltes revenu prendre la nuit pour le porter chez sa nourrice. Cest la premire fable qui me soit venue lide, et que jaie improvise pour Andre.

Je dirai cela; cependant, vous chercherez cet enfant?

Jai un moyen de le retrouver. Je suis dcid quitter la France; Andre entrera au monastre de Saint-Denis; alors jirai trouver M. de Taverney: je lui dirai que je sais tout; je le forcerai me dcouvrir la retraite de lenfant. Ses rsistances, je les vaincrai par la menace dune rvlation publique, par la menace dune intervention de madame la dauphine.