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mesure que lhabitude diminuait les souffrances, Philippe reprenait de la srnit comme le ciel. Quelques beaux jours, purs et exempts dorages, annoncrent aux passagers lapproche des latitudes tempres. Alors on demeura plus longtemps sur le pont; alors, mme pendant la nuit, Philippe, qui stait fait une loi de ne communiquer avec personne, et qui avait cach, mme au capitaine, son nom, pour navoir de conversation sur aucun sujet quil redoutait daborder, Philippe entendait, de sa chambre, des pas au-dessus de sa tte; il entendait mme la voix du capitaine se promenant sans doute avec quelque passager. Ctait une raison pour lui de ne pas monter. Il ouvrait alors son hublot pour aspirer un peu de fracheur, et attendait le lendemain.

Une seule fois, la nuit, nentendant ni colloques ni promenades, il monta sur le pont. La nuit tait tide, le ciel couvert, et derrire le vaisseau, dans le sillage, on voyait sourdre, du milieu des tourbillons, des milliers de grains phosphorescents. Cette nuit avait paru, sans doute, trop noire et trop orageuse aux passagers, car Philippe nen vit aucun sur la dunette. Seulement, lavant, sur la proue, pench sur le mt de beaupr, dormait ou rvait une figure noire, que Philippe distingua pniblement dans lombre, quelque passager de la seconde chambre, sans doute, quelque pauvre exil qui regardait en avant, dsirant le port de lAmrique, tandis que Philippe regrettait le port de France.

Philippe regarda longtemps ce voyageur immobile dans sa contemplation; puis le froid du matin le saisit; il se prparait rentrer dans sa cabine Cependant, le passager de lavant observait aussi le ciel qui commenait blanchir. Philippe entendit le capitaine sapprocher, il se retourna.

Vous prenez le frais, capitaine? dit-il.

Monsieur, je me lve.

Vous avez t devanc par vos passagers, comme vous voyez.

Par vous; mais les officiers sont matineux comme les marins.

Oh! non seulement par moi, dit Philippe. Voyez, l-bas, cet homme qui rve si profondment; cest un de vos passagers aussi, nest-ce pas?

Le capitaine regarda et parut surpris.

Qui est cet homme? demanda Philippe.

Un marchand, dit le capitaine avec embarras.

Qui court aprs la fortune? murmura Philippe. Ce brick va trop lentement pour lui.

Le capitaine, au lieu de rpondre, alla tout lavant trouver ce passager, auquel il dit quelques mots, et Philippe le vit disparatre dans lentrepont.

Vous avez troubl son rve, dit Philippe au capitaine quand ce dernier leut rejoint; il ne me gnait pas, pourtant.

Non, monsieur, je lai averti que le froid du matin est dangereux dans ces parages: les passagers de seconde classe nont pas, comme vous, de bons manteaux.

O sommes-nous, capitaine?

Monsieur, nous verrons demain les Aores, lune desquelles nous ferons un peu deau frache, car il fait bien chaud.

Chapitre 164. Les les Aores

lheure fixe par le capitaine, on aperut lavant du navire, bien loin dans le soleil blouissant, les ctes de quelques les situes au nord-est.

Ctaient les les Aores.

Le vent portait de ce ct; le brick marchait bien. On arriva en vue complte des les vers trois heures de laprs-midi.

Philippe vit ces hauts pitons de collines aux formes tranges, laspect lugubre; des rochers noircis comme par laction du feu volcanique, des dcoupures aux crtes lumineuses, aux abmes profonds.

peine arriv distance du canon de la premire de ces les, le brick mit en panne, et lquipage prpara un dbarquement pour faire quelques tonnes deau frache, ainsi que lavait accord le capitaine.

Tous les passagers se promettaient le plaisir dune excursion terre. Poser le pied sur un sol immobile aprs vingt jours et vingt nuits dune navigation pnible, cest une partie de plaisir que peuvent seuls apprcier ceux qui ont fait un voyage de long cours.

Messieurs, dit le capitaine aux passagers, quil crut voir indcis, vous avez cinq heures pour aller terre. Profitez de loccasion. Vous trouverez dans cette petite le, compltement inhabite, des sources deau glace, si vous tes naturalistes; des lapins et des perdrix rouges, si vous tes chasseurs.

Philippe prit son fusil, des balles et du plomb.

Mais vous, capitaine, dit-il, vous restez bord? Pourquoi ne venez-vous pas avec nous?

Parce que, l-bas, rpliqua lofficier en montrant la mer, vient un navire aux allures suspectes; un navire qui me suit depuis quatre jours peu prs; une mauvaise mine de navire, comme nous disons, et que je veux surveiller tout ce quil fera.

Philippe, satisfait de lexplication, monta dans la dernire embarcation et partit pour la terre.

Les dames, plusieurs passagers de lavant ou de larrire ne se hasardrent pas descendre, ou attendirent leur tour.

On vit donc sloigner les deux canots avec les matelots joyeux, et les passagers plus joyeux encore.

Le dernier mot du capitaine fut celui-ci:

huit heures, messieurs, le dernier canot vous ira chercher; tenez-vous le pour dit; les retardataires seraient abandonns.

Quand tout le monde, naturalistes et chasseurs, eut abord, les matelots entrrent tout de suite dans une caverne situe cent pas du rivage, et qui faisait un coude comme pour fuir les rayons du soleil.

Une source frache, dune eau azure, exquise, glissait sous les roches moussues et sallait perdre, sans sortir de la grotte elle-mme, sur un fond de sables fins et mouvants.

Les matelots sarrtrent l, disons-nous, et emplirent leurs tonnes, quils se mirent en devoir de rouler jusquau rivage.

Philippe les regarda faire. Il admirait lombre bleutre de cette caverne, la fracheur, le doux bruit de leau glissant de cascade en cascade; il stonnait davoir trouv dabord les tnbres les plus opaques et le froid le plus intense, tandis quau bout de quelques minutes la temprature semblait douce et lombre seme de clarts molles et mystrieuses. Aussi, ctait avec les mains tendues et se heurtant aux parois des roches quil avait commenc par suivre les marins sans les voir; puis, peu peu, chaque physionomie, chaque tournure stait dessine, claire; et Philippe prfrait, comme nettet, la lumire de cette grotte celle du ciel, toute criarde et brutale en plein jour dans ces parages.

Cependant il entendait les voix de ses compagnons se perdre au loin. Un ou deux coups de fusil retentirent dans la montagne, puis le bruit steignit, et Philippe resta seul.

De leur ct, les matelots avaient accompli leur tche; ils ne devaient plus revenir dans la grotte.

Philippe se laissa entraner peu peu par le charme de cette solitude et par le tourbillon de ses penses; il stendit sur le sable doux et moelleux, sadossa aux roches tapisses dherbes aromatiques et rva.

Les heures scoulrent ainsi. Il avait oubli le monde. ct de lui, son fusil dsarm dormait sur la pierre, et, pour pouvoir se coucher laise, il avait sorti de ses poches les pistolets qui ne le quittaient pas.

Tout son pass revenait vers lui, lentement, solennellement, comme un enseignement ou un reproche. Tout son avenir senvolait austre comme ces oiseaux farouches quon touche parfois du regard; de la main, jamais.

Pendant que Philippe rvait ainsi, sans doute on rvait, on riait, on esprait cent pas de lui. Il avait la perception insensible de ce mouvement, et plus dune fois il lui avait sembl entendre la rame des canots qui amenaient au rivage ou qui reconduisaient bord des passagers, les uns blass sur le plaisir de cette journe, les autres avides den jouir leur tour.