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Le roi mourra-t-il et madame du Barry nest-elle quune courtisane excrable et honteuse?

Voil pourquoi Versailles, huit heures du soir, le 9 mai de lanne 1774, prsentait un si curieux, un si intressant spectacle.

Sur la place dArmes, devant le palais, quelques groupes staient forms devant les grilles, groupes bienveillants et empresss de savoir des nouvelles.

Ctaient des bourgeois de Versailles ou de Paris, qui, avec toute la politesse imaginable, demandaient des nouvelles du roi aux gardes du corps qui arpentaient silencieusement la cour dhonneur, les mains derrire le dos.

Peu peu ces groupes se dispersrent: les gens de Paris prirent place dans les pataches pour rentrer paisiblement chez eux; les gens de Versailles, srs davoir les nouvelles de premire main, rentrrent galement dans leurs maisons.

On ne vit plus dans la ville que les patrouilles du guet qui faisaient leur devoir un peu plus mollement que de coutume et ce monde gigantesque quon appelle le palais de Versailles sensevelit peu peu dans la nuit et le silence, comme le monde un peu plus grand qui le contient.

langle de la rue borde darbres qui fait face au palais, sur un banc de pierre et sous le feuillage dj touffu des marronniers, un homme dun ge avanc tait assis ce soir-l, le visage tourn vers le chteau, sa canne servant dappui ses deux mains, qui leur tour servaient dappui sa tte pensive et potique. Ctait pourtant un vieillard courb, maladif, mais dont lil lanait encore une flamme et dont la pense flamboyait plus ardente encore que les yeux.

Il stait abm dans sa contemplation, dans ses soupirs, ne voyant pas, lextrmit de la place, un autre personnage qui, aprs avoir regard curieusement aux grilles et questionn les gardes du corps, traversait diagonalement lesplanade et venait droit au banc avec lintention de sy reposer.

Ce personnage tait un homme jeune, aux pommettes saillantes, au front dprim, au nez aquilin, tortu, au sourire sardonique. Tout en marchant vers le banc de pierre, il ricanait, bien que seul, faisant cho par ce rire quelque secrte pense.

trois pas du banc, il aperut le vieillard et scarta, tout en cherchant le reconnatre de son il oblique; seulement, il craignait que son regard net t interprt.

Monsieur prend le frais? dit-il en se rapprochant par un mouvement brusque.

Le vieillard leva la tte.

Eh! scria le jeune homme, cest mon illustre matre.

Et vous tes mon jeune praticien, dit le vieillard.

Voulez-vous me permettre de masseoir vos cts?

Trs volontiers, monsieur.

Et le vieillard fit place au nouveau venu.

Il parat que le roi va mieux, dit le jeune homme. On se rjouit.

Et il poussa un nouvel clat de rire.

Le vieillard ne rpondit pas.

Toute la journe, continua le jeune homme, les carrosses ont roul de Paris Rueil et de Rueil Versailles La comtesse du Barry va pouser le roi sitt quil sera rtabli.

Et il termina sa phrase par un clat de rire plus bruyant que le premier.

Le vieillard ne rpondit pas encore cette fois.

Pardonnez-moi si je ris de la sorte, continua le jeune homme avec un mouvement plein dirritation nerveuse; cest quun bon Franais, voyez vous, aime son roi, et mon roi se porte mieux.

Ne plaisantez pas ainsi sur ce sujet, monsieur, dit doucement le vieillard; cest toujours un malheur pour quelquun que la mort dun homme, cest souvent pour tous un grand malheur que la mort dun roi.

Mme la mort de Louis XV? interrompit le jeune homme avec ironie. Oh! mon cher matre, vous! un si puissant philosophe, vous soutenez une thse pareille! Oh! je connais lnergie et lhabilet de vos paradoxes, mais je ne vous fais pas grce de celui-l

Le vieillard secoua la tte.

Et, dailleurs, ajouta le jeune homme, pourquoi penser la mort du roi? Qui en parle? Le roi a la petite vrole, nous savons tous ce que cest; il a prs de lui Bordeu et La Martinire, qui sont dhabiles gens Je parie bien que Louis le Bien-Aim en rchappera, mon cher matre; seulement, cette fois, le peuple franais ne stouffe pas dans les glises faire des neuvaines comme du temps de la premire maladie coutez donc, tout suse.

Silence! dit le vieillard en tressaillant, silence! car, je vous le dis, vous parlez dun homme sur qui Dieu tend son doigt en ce moment

Le jeune homme, surpris de ce langage trange, regarda de ct son interlocuteur, dont les yeux ne quittaient pas la faade du chteau.

Vous savez donc des nouvelles plus positives? demanda-t-il.

Regardez, dit le vieillard en montrant du doigt une des fentres du palais; que voyez-vous l-bas?

Une fentre claire Est-ce cela?

Oui mais comment claire?

Par une bougie place dans une petite lanterne.

Prcisment.

Eh bien?

Eh bien, jeune homme, savez-vous ce que reprsente la flamme de cette bougie?

Non, monsieur.

Elle reprsente la vie du roi.

Le jeune homme regarda plus fixement le vieillard, comme pour sassurer quil jouissait de toute sa raison.

Un de mes amis, M. de Jussieu, continua le vieillard, a plac l cette bougie, qui brlera tant que le roi vivra.

Cest un signal, alors?

Un signal que le successeur de Louis XV couve des yeux l-bas, derrire quelque rideau. Ce signal, qui avertit les ambitieux du moment o commencera leur rgne, avertit un pauvre philosophe comme moi du moment o Dieu souffle sur un sicle et sur une existence.

Le jeune homme tressaillit son tour et se rapprocha sur le banc de son interlocuteur.

Oh! dit le vieillard, regardez bien cette nuit, jeune homme; voyez ce quelle renferme de nuages et de temptes Laurore qui lui succdera, je la verrai sans doute, car je ne suis pas assez vieux pour ne pas voir le jour de demain. Mais un rgne va peut-tre commencer, que vous verrez jusqu la fin, vous, et qui renferme, comme cette nuit des mystres que, moi, je ne verrai pas Il nest donc pas sans intrt pour mon regard, le feu de cette bougie tremblotante dont je viens de vous expliquer le sens.

Cest vrai, murmura le jeune homme, cest vrai, mon matre.

Louis XIV, continua le vieillard, a rgn soixante-treize ans; combien Louis XV rgnera-t-il?

Ah! scria le jeune homme en montrant du doigt la fentre qui venait tout coup de sensevelir dans lobscurit.

Le roi est mort! dit le vieillard en se levant avec une sorte deffroi.

Et tous deux gardrent le silence pendant quelques minutes.

Tout coup, un carrosse attel de huit chevaux partit au galop de la cour du palais. Deux piqueurs le prcdaient, tenant chacun une torche la main. Dans le carrosse taient le dauphin, Marie-Antoinette et Madame Elisabeth, sur du roi. La lumire des flambeaux clairait sinistrement leurs visages ples. Le carrosse vint passer prs des deux hommes, dix pas du banc.

Vive le roi Louis XVI! Vive la reine! cria le jeune homme dune voix stridente, comme sil insultait cette majest nouvelle au lieu de la saluer.

Le dauphin salua; la reine montra son visage triste et svre. Le carrosse disparut.

Mon cher monsieur Rousseau, dit alors le jeune homme, voil madame du Barry veuve.

Demain, elle sera exile, dit le vieillard. Adieu, monsieur Marat

Fin.
1846 1848