Bien. Fin de cette note biographique. Tu peux revenir aux choses sérieuses. À la ferme, chez Manès et Marta. Été 1938. Tu vas voir, j’étais dans un bien meilleur état.
14 ans, 9 mois, 8 jours
Lundi 18 juillet 1938
Pour lutter contre le vertige, j’ai demandé à Manès l’autorisation de faire mon lit dans le grenier à fruits. (À quatre mètres de hauteur.) Marta était d’accord. Monter, ça va, l’échelle est verticale et tu regardes vers le haut. Pour redescendre c’est autre chose ! Au début, j’étreignais l’échelle comme un perdu. Il m’est arrivé de rester cinq bonnes minutes sur un barreau du milieu ! Robert, qui m’attendait en bas, me criait de ne pas regarder sous moi et de respirer à fond. Garde les yeux à hauteur des barreaux ! Ou alors, lâche tout, tu arriveras plus vite !
14 ans, 9 mois, 19 jours
Vendredi 29 juillet 1938
Le saut dans le grain, chez Peluchat, c’est autre chose ! Jusqu’à la semaine dernière, je n’ai pas osé, toujours à cause du vertige. Marianne se moquait de moi : Tijo le fait bien, lui ! À cinq ans ! Robert : Tu l’aimes pas la plage ? Robert appelle ça aller à la plage à cause du blé qui est « blond comme le sable à moins que ce soit le contraire ». On se déshabille avant de grimper à l’échelle pour ne pas rapporter de grain dans nos vêtements. Sauter dans le blé est interdit, le grain dans les vêtements est une preuve accablante. Si Manès ou Peluchat trouvent un seul grain sur nous, ils nous tannent le cul (dixit Robert). Le faîtage est à sept mètres, la poutre maîtresse à cinq et le grain monte jusqu’à deux. On grimpe par l’échelle, on court le long de la poutre et on saute. Un saut de trois mètres dans le vide ! Sans crier surtout ! S’ils nous entendent et qu’ils nous chopent à sauter à poil dans leur blé, alors là, ils nous tannent les deux culs ! (Toujours Robert.) Jusqu’à la semaine dernière impossible de courir sur la poutre, même de m’y tenir debout. Là où Tijo gambade avant de plonger je ne pouvais avancer qu’à quatre pattes et sauter en fermant les yeux. La première fois, c’est Marianne qui m’a poussé. La frayeur m’a fait crier. Nous sommes restés cachés dans le blé sans bouger pendant au moins cinq minutes, Robert immobilisant et bâillonnant Tijo qui voulait resauter tout de suite. Mais personne n’a entendu mon cri. J’ai dû sauter seul les trois fois suivantes, c’était le gage. Sans crier ! Et sur la poutre, tiens-toi debout ! Et garde les yeux ouverts en sautant. Un saut de trois mètres, la remontée des boyaux dans la gorge, le trou crissant que fait ton corps dans le grain, la chaleur du blé fraîchement battu sur ta peau nue, cette caresse tellement vivante… Merveilleux ! À présent, je le fais couramment. Souvent seul avec Tijo. Pourtant, je sens que j’ai toujours le vertige : on peut maîtriser le vertige, il n’est jamais vaincu.
14 ans, 9 mois, 21 jours
Dimanche 31 juillet 1938
J’ai le vertige mais je m’en fiche. Nous pouvons donc empêcher nos sensations de paralyser notre corps. Elles s’apprivoisent comme des animaux sauvages. Le souvenir de la peur ajoute même au plaisir ! Ça vaut aussi pour ma peur de l’eau. Je plonge maintenant dans la conque comme si j’avais dompté un chat sauvage. Sauter dans le grain, pêcher les truites à la caresse, nourrir Mastouf sans peur d’être mordu, ramener le cadet du pré, ce sont des peurs vaincues. Tes Ponts d’Arcole, aurait dit papa.
14 ans, 9 mois, 25 jours
Jeudi 4 août 1938
La peur ne te garantit de rien elle t’expose à tout ! Ce qui n’empêche pas d’être prudent. Papa disait : La prudence est l’intelligence du courage.
14 ans, 10 mois
Mercredi 10 août 1938
Deux truites, la troisième m’a glissé. L’année dernière je ne pouvais même pas tenir une truite vivante dans la main. Ça me dégoûtait. Je la lâchais aussitôt comme si toute cette vie m’électrocutait. Cela dit, Robert en fait six ou sept quand j’en fais une ou deux. Le jour où Tijo s’y mettra, il dépeuplera la rivière !
14 ans, 10 mois, 10 jours
Samedi 20 août 1938
Deux conceptions de la douleur.
À la traite de ce matin une vache renverse le seau. Robert s’agenouille pour évacuer le lait dans la rigole, se relève le seau à la main et une planche clouée à son genou. Il s’est agenouillé sur le clou ! Il arrache la planche sans plus de façon et se remet au travail. Quand je lui dis qu’il faut désinfecter tout de suite, bof, ça attendra la fin de la traite. Je lui demande s’il a mal : un peu. À quatre heures, je me coupe le gras du pouce en tranchant le pain du goûter. Le sang gicle, le cœur me vient aussitôt à la bouche, la tête me tourne, je me laisse glisser le long du mur et m’assieds par terre pour ne pas m’évanouir. Entre Robert et moi, c’est toute la différence. Si on demandait à maman d’où vient cette différence, elle répondrait : « Ces gens-là n’ont aucune imagination, voilà tout ! » Elle l’a souvent dit de Violette. (Quand Violette a perdu sa fille, par exemple, et qu’elle ne pleurait pas.) Mon évanouissement serait donc dû à mon sublime degré de civilisation ! Tu parles ! Robert, qui a mon âge, vit en amitié avec son corps, c’est tout. Son corps et son esprit ont été élevés ensemble, ils sont bons camarades. Ils n’ont pas besoin de refaire connaissance à chaque surprise. Si le corps de Robert saigne, ça ne le surprend pas. Si le mien saigne, la surprise me fait m’évanouir. Robert sait bien, lui, qu’il est rempli de sang ! Il saigne parce qu’il vit dans un corps. Comme saigne le cochon qu’on saigne ! Moi, chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de nouveau, j’apprends que j’ai un corps !
14 ans, 10 mois, 13 jours
Mardi 23 août 1938
Remplacé l’échelle du grenier à fruits par une corde. Surtout pour empêcher Tijo de monter. Pour l’instant je ne grimpe que la moitié sans les pieds.
14 ans, 10 mois, 14 jours
Mercredi 24 août 1938
Tijo est le contraire de ce que j’étais enfant. Absolument physique. Rien du gros petit bouddha que sont en général les enfants de son âge. C’est une espèce d’araignée tout en nerfs, en muscles et en tendons. Très immobile et tout à coup très véloce. Jamais un geste lent. Il est si rapide qu’on ne peut prévenir aucune des catastrophes que son énergie déclenche. Je ne lui donne pas trois semaines pour grimper à la corde qui mène à mon grenier. La semaine dernière il s’est mis en tête de suivre un blaireau dans son terrier. Manès l’a délivré en creusant à la pelle, comme pour les chiens. Blaireau très mécontent, mais ne l’a pas griffé ! Ni mordu. Si Tijo avait été un chien, le blaireau l’aurait éventré ! (Les animaux sauvages ont-ils le sens de l’enfance ?) Tijo tout sale mais tout rire. Chaque jour, une prouesse physique de ce genre. Pourtant, le soir, il me réclame une histoire comme un enfant sage. Il écoute, raide dans son lit, les yeux grands ouverts sous sa tignasse noire (hier c’était Le Petit Poucet), il est tout entier dans son visage, inquiet, impatient, scandalisé, compatissant, il éclate de rire et, tout à coup, il dort.