14 ans, 10 mois, 18 jours
Dimanche 28 août 1938
Mal calculé mon coup à la conque. Plongé trop droit, donné le coup de rein trop tard. Résultat la paume de mes mains et les genoux écorchés. Pas senti grand-chose sous l’eau, mais dehors une douleur de chien ! («Cuisante » est vraiment le mot juste.) Quand Violette m’a dit qu’elle allait nettoyer ça avec le calva de Manès, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander si ça allait faire mal. Bien sûr, qu’est-ce que tu crois, la gnôle de Manès ce n’est pas de la bibine ! Donne ta jambe. J’ai tendu la jambe en me cramponnant à la chaise. Tu es prêt ? (Tijo surveillait l’opération avec beaucoup d’intérêt.) J’ai serré les dents et les paupières, j’ai fait signe que oui, Violette a frotté la plaie, et je n’ai absolument rien senti ! Parce qu’elle s’est mise à hurler à ma place. Un véritable hurlement de douleur comme si on la dépiautait vive ! Ça m’a d’abord sidéré, et puis ça nous a fait rire, Tijo et moi. Ensuite, j’ai senti sur mon genou la fraîcheur de l’alcool qui s’évapore. Il emportait une partie de la douleur. J’ai dit à Violette que ça ne marcherait pas pour le second genou puisque maintenant je connaissais le truc. Tu paries ? Donne l’autre jambe. Cette fois-ci elle a poussé un autre cri. Un cri d’oiseau incroyablement aigu qui m’a vrillé les tympans. Même résultat. Rien senti non plus. Ça mon petit gaillard, ça s’appelle L’anesthésie auditive. Elle n’a pas crié en nettoyant mes mains et son silence m’a encore plus surpris que ses hurlements. C’était fini avant que je ressente quoi que ce soit.
Donc, si nous arrivons à distraire l’esprit de la douleur, le blessé ne la ressent pas. Violette me dit qu’elle a trouvé le truc en soignant Manès quand il était petit. Manès était douillet ? Elle a souri : Même Manès a été un petit garçon.
14 ans, 10 mois, 20 jours
Mardi 30 août 1938
Trouvé Tijo dans mon lit en allant me coucher. Il a donc grimpé cette corde ! Je n’ai pas eu le cœur de le renvoyer. Comment faire, d’ailleurs ? Il faudrait le ligoter et le descendre avec la corde ! Il a un sommeil de chiot. Il galope et glapit en courant. Et en même temps un sommeil d’enfant. Une bombe ne le réveillerait pas. Moi, j’ai toujours eu le sommeil léger. Même si je suis épuisé, l’esprit reste en sentinelle. Et cette pince qui m’arrache si souvent le cœur de la poitrine au moment du réveil ! Tu es comme ta mère, dit Françoise, tu fais de l’angoisse. C’est vrai. Mais beaucoup moins ici qu’à la maison.
14 ans, 10 mois, 23 jours
Vendredi 2 septembre 1938
Violette me surprend, nu, dans le petit bassin sous la conque. Je me lavais après la cueillette des mûres. Mes mains et mes bras étaient rouges comme ceux d’un assassin. Elle me regarde : Je vois que le cresson a poussé autour de ta fontaine ! (Personne ne parle jamais de nos poils. Violette, si.) Ça niche aussi sous tes bras ? J’ai levé mes bras en l’air pour qu’elle constate par elle-même. Elle ne connaissait plus mon corps. Il y a presque trois ans qu’elle ne me débarbouille plus. Les gens qui vous connaissent le mieux ne savent plus rien de votre intimité quand vous grandissez. Tout devient secret. Et puis, on meurt et tout réapparaît. C’est Violette qui a fait la dernière toilette de papa.
14 ans, 10 mois, 25 jours
Dimanche 4 septembre 1938
Manès m’a conseillé de faire de la boxe. Tu es souple, tu vas vite, tu as de bons muscles, quand tu auras grandi tu auras une bonne allonge, il faut faire de la boxe. Lui-même a été champion militaire pendant son service. Le plus intéressant dans ce sport, c’est l’esquive. Manès a dessiné sur le sol de la grange des traces de pieds qui se font vis-à-vis. Nous entrons chacun dans les nôtres et il faut que j’essaie de le toucher avec mes poings. Vas-y, frappe-moi, essaye de me toucher. C’est le jeu. Je suis dans mes traces, lui dans les siennes, à portée de mes poings, et il faut que je le touche. Impossible de l’atteindre. Au début, j’y allais doucement, mais il n’arrêtait pas de répéter, plus vite ! plus fort ! plus vite ! tape plus fort ! Essaie de me toucher ! Encore ! Encore ! C’est tout à fait impossible. Il esquive tous les coups. Soit il se recule et mon poing arrive à bout de course sans le toucher (ce qui fait mal au coude), soit il se baisse et je passe par-dessus (ce qui me déséquilibre), soit il pivote sur ses hanches et je tape à côté (ce qui m’oblige à sortir de mes traces). Parfois, il esquive juste en tournant le visage d’un côté ou de l’autre. Encore raté. Frôlé mais raté. Et tout cela en gardant les mains croisées derrière le dos et les pieds dans les traces. Mes poings ne rencontrent que du vide. Si je fais semblant de taper d’un côté pour taper de l’autre, il esquive en riant : Petit malin, va ! C’est incroyablement fatigant de boxer contre un fantôme ! Tu t’essouffles, tes épaules, tes coudes, tes tendons te font mal, tu t’énerves et tu t’épuises. C’est le moment que choisit l’adversaire pour contre-attaquer. En deux ou trois tapes de chat, Manès m’effleure le foie, le menton et le nez. Il est d’une souplesse et d’une rapidité inimaginables. Pourtant Violette dit qu’il a bien doublé de volume depuis 1923, date de son service et de ma naissance.
14 ans, 10 mois, 27 jours
Mardi 6 septembre 1938
À qui puis-je raconter qu’un enfant de cinq ans grimpe une corde de quatre mètres ? Personne ne me croira. C’est pourtant ce que fait maintenant Tijo tous les soirs. Au demeurant, il est très sage. Il dort tout de suite après son histoire. Au réveil, il tape avec moi dans le sac de son que Manès a accroché à ma poutre. Manès y a dessiné son propre visage au charbon de bois : Efface-moi. C’est la consigne. Il faut que le dessin soit effacé par l’entraînement. Très ressemblant, cet autoportrait ! Sa tignasse, ses sourcils, sa moustache suffisent : c’est bien Manès.
14 ans, 10 mois, 28 jours
Mercredi 7 septembre 1938
Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte. Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte, Violette est morte. C’est fini.