14 ans, 11 mois, 5 jours
Jeudi 15 septembre 1938
Hier soir, j’ai mâché mon drap. Ce n’était pas tricher, c’était juste pour avoir quelque chose dans la bouche. Je crois que je le mâchais encore en m’endormant. Dodo en a profité pour me menacer. Il m’a fait jurer de l’emmener. Il m’a dit, si tu ne m’emmènes pas avec toi, je t’apporte tout ce qu’il y a de meilleur à manger et je le mange devant toi. Nous avons ri.
14 ans, 11 mois, 6 jours
Vendredi 16 septembre 1938
Ce matin, elle a voulu m’embrasser. J’ai sauté de mon lit. Je ne veux pas qu’elle me touche. Mais la tête m’a tourné et je suis tombé. Elle a voulu me relever, j’ai roulé sous le lit pour qu’elle ne m’attrape pas. Elle a dit que ce n’est pas en pension qu’elle allait me mettre mais chez les fous. Elle a ajouté d’ailleurs c’est de la comédie, tu manges en cachette, je t’ai vu ! Elle le répète tout le temps, pour se rassurer. C’est Dodo qui me l’a dit.
14 ans, 11 mois, 7 jours
Samedi 17 septembre 1938
La nourriture c’est de l’énergie. Je n’ai plus d’énergie. Enfin, je n’en ai plus pour mon corps. Pour ma volonté, ça va, rien n’a changé. Je ne remangerai et je ne reparlerai que quand elle aura dit oui à la pension. N’importe quelle pension, je m’en fiche.
Il ne faut pas que je reste couché. Il ne faut pas que je dorme. Il faut que je sorte. Il faut que je marche. Moins on mange plus on se sent lourd et plus les distances paraissent longues. Dans la rue, pour avancer je vais de réverbère en réverbère. Quand j’en atteins un, je m’arrête pour respirer, je regarde le suivant et je repars. Il faut que je fasse au moins dix réverbères par promenade. Dix à l’aller, dix au retour. C’est peut-être comme ça que je marcherai quand je serai vieux. En comptant les réverbères.
14 ans, 11 mois, 8 jours
Dimanche 18 septembre 1938
Elle a engagé une nouvelle cuisinière : Rolande. Comme elle ne vient plus dans ma chambre elle envoie Rolande me porter mon déjeuner. Elle lui fait faire mes plats préférés. Ce matin des pâtes aux tomates et au basilic (la sauce des bocaux de Violette !). Ce soir gratin dauphinois et lait caillé au raisiné. Je n’ai touché à rien. Je me suis juste penché au-dessus des assiettes pour respirer à fond, avec une serviette sur la tête, comme pour une inhalation. Le parfum de la tomate et du basilic te remplit vraiment. Il se répand dans tout le vide que la faim a creusé en toi. Le parfum de la muscade aussi. Tu n’es pas nourri mais tu es rempli. Rolande remporte les assiettes pleines. Elle doit se dire qu’elle est tombée dans une maison de fous. Dodo dit que je suis vraiment fortiche.
Les tomates au basilic, j’avais aidé Violette à les préparer en août. Il ne faut pas garder les bocaux trop longtemps, mon petit gaillard, un mois et demi, deux mois, pas plus, sinon le basilic brouille l’huile et lui donne mauvais goût. (C’est vrai qu’il n’y avait plus beaucoup d’air dans sa voix.) J’ai pleuré.
14 ans, 11 mois, 9 jours
Lundi 19 septembre 1938
Pour les tractions ça devient difficile. Je n’ai plus de force dans les bras. Je ne dépasse pas les dix. Avant ma grève, je ne les comptais plus. Je veux bien maigrir, ça m’est égal, mais je ne veux pas perdre mes muscles. Seulement, je n’ai pas beaucoup de graisse à perdre. Malgré mon tricot de peau, ma chemise de velours, mon gros chandail et la couverture de papa, j’ai froid. C’est la faim qui fait ça. Ta graisse fond et tu as froid. Violette n’aurait pas aimé me voir tellement pleurer. Arrête de te vider mon petit gaillard, tu vas maigrir pour de bon ! Il y a longtemps, pour me consoler après la mort de papa, elle m’avait emmené à la foire et j’avais gagné douze kilos de sucre au tir à l’arc. Le forain qui tenait le stand était furieux. C’est un tireur d’élite, ce môme, il va nous ruiner, ça suffit comme ça ! Je n’avais que dix ans et demi ! On s’était fait raccompagner en voiture et on avait donné un paquet de sucre au chauffeur. Violette, Violette, Violette… J’ai répété Violette, Violette, Violette, Violette, Violette, sans m’arrêter, en me vidant de toutes mes larmes, Violette, Violette, Violette, Violette, jusqu’à ce que son nom ne veuille plus rien dire.
14 ans, 11 mois, 10 jours
Mardi 20 septembre 1938
Ce matin j’ai jeté le petit déjeuner par la fenêtre. La tentation était trop forte. Rolande ne m’a rien apporté d’autre, ni à midi ni ce soir. J’ai pensé à papa en regardant mes côtes dans la glace de l’armoire. Papa aussi devait compter les réverbères. À la fin, il ne sortait plus du tout. Je ne vois plus très bien son visage mais je sens encore sa main sur ma tête. Elle était très grande au bout de son bras si maigre. Et très lourde. Il faisait un effort terrible pour la soulever. Le plus souvent il la posait sur la mienne et c’est moi qui la portais jusqu’à ma tête. Mais il fallait que je la tienne pour qu’elle ne retombe pas. Ou alors, je posais ma tête sur ses genoux, c’était plus facile pour lui. Il n’avait jamais faim. Il restait à table très longtemps, même après les repas, quand on avait tout débarrassé. Il n’avait pas la force de se lever, je crois. Et pas envie de parler. Un jour, une mouche s’est posée sur son nez. Il n’a rien fait pour la chasser. Autour de la table, tout le monde regardait cette mouche. Il a dit : Je crois qu’elle me prend déjà pour mon cadavre.
14 ans, 11 mois, 11 jours
Mercredi 21 septembre 1938
Quand on ne mange pas, on n’a pas envie de parler. Même si je le voulais, je parlerais difficilement. Ça ne me coûte pas de me taire. Ça me repose. Dodo, je lui fais des petits signes du bout des doigts, ça lui suffit, il comprend. Se taire longtemps, c’est comme si on se nettoyait à fond. Et puis, je n’ai plus de salive. Ma bouche est sèche, maintenant. Je reste beaucoup sur mon lit.
14 ans, 11 mois, 13 jours
Vendredi 23 septembre 1938
Je suis tombé dans l’escalier en allant aux toilettes. Elle n’était pas là. Mon bras est bleu, ma cuisse et ma poitrine aussi. J’ai mal partout, surtout quand je respire. Je ne peux prendre qu’un tout petit peu d’air à la fois. Respirer me déchire les poumons comme un emballage. Rolande m’a porté dans mon lit. Les bleus lui ont fait peur. La bosse derrière mon crâne, surtout. C’est pas Dieu possible ! Elle ne cessait de répéter ça : C’est pas Dieu possible ! Elle a fait venir le docteur. Je n’ai rien de cassé mais je me suis peut-être fêlé une côte. Quand le docteur est sorti de ma chambre, il y a eu des cris. Il criait que c’était « inadmissible ». Rolande répondait que ce n’était pas sa faute, tout de même. Elle répétait « Enfin, tout de même ! ». Où est votre patronne ? Est-ce que je sais, moi ? Je me suis endormi. C’est l’oncle Georges qui m’a réveillé. Il n’est pas retourné à Paris après les vacances. Il reste jusqu’à la fin septembre chez Joseph et Jeannette. Il chasse le papillon avec Étienne. À lui, je lui ai parlé. Je lui ai dit pour la pension. Il a trouvé que c’était une bonne idée. Tu te feras plein de camarades. Rolande est venue l’avertir que Madame était rentrée. Ils se sont enfermés dans le salon mais ils se disputaient si fort que j’ai entendu des mots, des phrases entières, même. La voix de l’oncle Georges : Complètement folle ! Sa voix à elle : C’est mon fils ! La voix de l’oncle Georges : C’est le fils de Jacques ! Sa voix à elle : Jacques n’était pas un père ! Sa voix à lui, très en colère : C’est mon neveu et comptez sur moi pour être un oncle ! Sa voix à elle, de plus en plus aiguë : Me donner des leçons d’éducation, vous, à moi ? Sous mon toit ! Sous mon propre toit ! La porte du salon a claqué, puis la porte de sa chambre. Il y a eu un long silence et je me suis rendormi. C’est encore l’oncle Georges qui m’a réveillé. Il m’a dit, la pension j’en fais mon affaire, tu iras dans celle d’Étienne. Et maintenant qu’est-ce que tu veux manger ? Qu’est-ce qui te ferait le plus plaisir ? J’ai répondu un bol de lait froid avec une tartine de raisiné. En m’apportant mon plateau, il m’a dit de ne plus jamais recommencer : On ne joue pas comme ça avec sa santé. Ton corps n’est pas un jouet ! Avale ça et habille-toi, je t’emmène chez Joseph et Jeannette.