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15-19 ANS

(1939–1943)

Dorénavant, quand un adulte me recommandera de me prendre en main, je pourrai le lui promettre sans risque de mensonge.

15 ans, 8 mois, 4 jours

Mercredi 14 juin 1939

Je crois que nous avons fait une fameuse connerie au dortoir. Par ma faute. Une expérience. Je voulais vérifier le rôle joué par nos cinq sens dans la phase du réveil, c’était scientifique. Lorsque nous nous réveillons c’est toujours sur le signal d’un de nos sens. L’ouïe, par exemple : une porte qui claque me réveille. La vue : j’ouvre les yeux à la seconde où Monsieur Damas allume la lumière du dortoir. Le toucher : maman me réveillait toujours en me secouant ; c’était d’ailleurs inutile, dès qu’elle m’effleurait je me réveillais en sursaut. L’odorat : Étienne prétend que chez l’oncle Georges la seule odeur du chocolat et du pain grillé suffit à le tirer du sommeil. Il nous restait à tester le goût. La stimulation du goût peut-elle réveiller quelqu’un ? C’est ainsi que notre expérience a commencé. Étienne m’a mis un peu de sel dans la bouche et ça m’a réveillé. Le lendemain j’ai glissé du poivre finement moulu entre ses lèvres, même résultat. Je me suis alors demandé ce qui se passerait si on excitait les cinq sens en même temps : l’ouïe, le toucher, la vue, l’odorat et le goût. Quel genre de réveil cela donnerait-il ? Étienne a baptisé notre expérience le réveil total. Il voulait absolument être le premier à « tenter l’expédition ». Comme je le voulais moi aussi, nous avons tiré à pile ou face et j’ai gagné. Il s’agissait donc de me réveiller en menant à bien cinq actions simultanées : m’appeler, me secouer, m’éblouir, me mettre du sel dans la bouche et me faire respirer quelque chose d’assez fort. Pour l’odeur, Étienne est descendu à l’économat faucher un peu de cet ammoniaque avec lequel ils nettoient le carrelage des toilettes. Nous avons fait l’expérience ce matin, un quart d’heure avant le réveil réglementaire. Les cinq sens, donc, en même temps. Malemain m’a secoué, Rouard m’a introduit une cuillerée de vinaigre dans la bouche, Pommier m’a ébloui avec une lampe électrique, Zafran m’a flanqué un tampon d’ammoniaque sous le nez pendant qu’Étienne criait mon nom à mon oreille. Il paraît que j’ai poussé un cri terrible et que je suis resté paralysé, les yeux écarquillés, tendu comme un arc, sans pouvoir dire un mot. Étienne a essayé de me calmer pendant que les autres sautaient dans leur lit. Quand Monsieur Damas est arrivé j’étais toujours dans le même état. Mon malaise a duré plus d’une demi-heure. On a appelé un docteur. Le docteur a déclaré que j’étais en « état de catalepsie » et m’a fait transporter à l’infirmerie. Il a émis l’hypothèse que j’étais peut-être épileptique et a recommandé de me surveiller. Après le départ du docteur, Monsieur Damas en a référé à Monsieur Vlache qui a convoqué Étienne pour lui demander ce qui s’était réellement passé. Étienne a juré ses grands dieux qu’il ne savait pas, qu’il m’avait entendu crier comme au sortir d’un cauchemar et qu’il avait vainement essayé de me faire revenir à moi. Vlache l’a congédié sans avoir l’air de le croire. Quant à moi, je ne me souviens de rien. Très surpris de me réveiller à l’infirmerie, et passablement sonné. L’impression d’être passé sous un rouleau compresseur.

Par conséquent, si on stimule les cinq sens d’un dormeur en même temps, on peut le tuer.

16 ans

Mardi 10 octobre 1939

Cheveux gras. Pellicules (très visibles si je porte une veste sombre). Deux boutons rouges sur la figure (un sur le front et un sur la joue droite). Trois points noirs sur le nez. Tétons gonflés, surtout celui de droite, et douloureux quand j’appuie dessus. Douleur aiguë, comme traversé par une aiguille. Qu’en est-il chez les filles ? Pris dix kilos et grandi de douze centimètres en un an. (Et gagné de l’allonge à la boxe, Manès avait raison.) Mes genoux me font mal, même la nuit. Douleurs de croissance. Violette disait que le jour où cela cesserait je commencerais à rapetisser. Mon image dans la grande glace des douches. Je ne m’y reconnais pas ! Ou, plus exactement, j’ai l’impression que j’y grandis sans moi. C’est pour le coup que mon corps devient un objet de curiosité. Quelle surprise, demain ? On ne sait jamais par où le corps va nous surprendre.

16 ans, 4 mois, 27 jours

Vendredi 8 mars 1940

Étienne affirme que frère Delaroué se caresse pendant qu’il nous surveille à l’étude. Ce que nous faisons sous nos draps il le ferait sous son bureau. Cela ne me paraît ni normal ni anormal ; juste déplacé quoique sans doute assez fréquent. L’idée de me branler en public ne me viendrait pas mais on peut concevoir qu’un coefficient de danger ajoute à l’intensité du plaisir. Étienne dit que frère Delaroué sort quelque chose de son cartable, une photo peut-être, pas une revue en tout cas, c’est beaucoup plus petit que Paris-Plaisirs, qu’il regarde la chose en question et qu’il se caresse en douce. C’est peut-être vrai, mais impossible à vérifier puisque frère Delaroué pose toujours son énorme cartable sur son bureau, ce qui dresse une muraille entre lui et nous. Étienne insiste : Mais si, je te jure, de la main droite, regarde ! C’est donc qu’il est droitier. Il est presque impossible de se branler sérieusement de la main gauche quand on est droitier. Parole de spécialiste.

16 ans, 5 mois

Dimanche 10 mars 1940

Rouard m’a mis K-O debout dans le coin du ring. Comme je n’avais pas baissé ma garde et que les cordes me soutenaient, il ne s’est pas tout de suite rendu compte de mon état et a continué de cogner jusqu’à ce que je m’effondre pour de bon. C’est mon premier K-O. (Le dernier, j’espère.) Expérience intéressante. D’abord, j’ai eu le temps d’admirer l’esquive de Rouard : fléchissement des genoux, du buste et du cou ; il s’est glissé sous ma garde et s’est redressé comme un ressort. J’étais encore en déséquilibre, en train d’admirer sa rapidité et de constater que j’étais foutu quand son poing m’a cueilli sous le menton. J’ai entendu une sorte de « floc », comme si mon cerveau était devenu liquide. Pendant qu’il cognait je continuais d’entendre ce qui se disait autour de nous mais je ne le comprenais plus. Il m’a débranché, ai-je pensé. Car dans cette demi-inconscience je pensais assez clairement, je raisonnais même, dans un temps devenu immobile, je me disais : C’est un beau contre, très violent ! Forcément, dans un contre le choc est produit par l’élan et le poids de nos deux corps ! Et puis aussi : Ça t’apprendra à te croire le plus rapide. Et puis encore : Quand on prétend être le plus rapide, il faut être le plus rapide. J’ai su, en tombant, que je m’évanouissais. Le coma lui-même n’a duré que sept ou huit secondes.