16 ans, 5 mois, 1 jour
Lundi 11 mars 1940
Effets secondaires du K-O. Pression intérieure sur mes yeux, ce matin. Comme si on cherchait à les pousser hors de leurs orbites. C’est passé dans la journée.
16 ans, 6 mois, 6 jours
Mardi 16 avril 1940
À la cantine, ce soir, œufs durs sur bouse d’épinards. Malemain nous fait observer que la pelouse a été tondue dans la journée. Ce qui est vrai. Il prétend que c’est chaque fois le cas. J’ai beau ne pas y croire — qu’ils nous font brouter leur herbe —, l’observation de Malemain influence ma perception gustative au point de donner à cette purée d’épinards bouillis un goût absolument vert. Le goût de cette odeur verte qui flotte dans l’air au-dessus des pelouses fraîchement tondues. Une quintessence végétale. C’est, j’en suis certain, le goût qu’auront pour moi les épinards jusqu’à la fin de mes jours. Un goût Malemain.
16 ans, 6 mois, 9 jours
Vendredi 19 avril 1940
Frère Delaroué se caresse bel et bien pendant l’étude. Il avait en tout cas, dans son cartable, le matériel nécessaire : dames nues sur cartes postales. Il ne l’a plus. Pendant que je l’attirais dans la buanderie pour lui faire constater une fuite d’eau (par moi provoquée), Étienne les lui a fauchées. C’est un vol dont le pauvre ne peut évidemment pas se plaindre, ce qui lui fait la mine égarée, mélange de fureur, de honte et de suspicion. Étienne et moi avons décidé d’utiliser les dames à notre profit. Il y en a cent vingt-cinq ! Comme nous nous attendons à une inspection des dortoirs sous un prétexte quelconque, nous les avons cachées à la chapelle où personne ne viendra les chercher. Nous en choisissons une de temps en temps, unique objet de notre amour. Chacun la sienne. Et nous l’aimons. Jusqu’à la suivante.
Les filles en font-elles autant avec l’image des hommes ? Les corps du Christ ou de saint Sébastien artistement dénudés dans le supplice suscitent-ils leurs extases ?
16 ans, 6 mois, 15 jours
Jeudi 25 avril 1940
La question des seins. (Ceux des femmes.) Je ne pense pas qu’il y ait objet d’adoration plus ravissant, plus émouvant et plus complexe que les seins des femmes. Maman me disait souvent : Tu m’as fait un abcès au sein. Elle parlait de l’époque où elle me nourrissait elle-même. Ce fut une période très brève de sa vie mais elle m’en parlait comme si, des années plus tard, elle en subissait encore les conséquences. Je me suis d’abord demandé — j’étais vraiment petit — ce qu’était un abcès. Le dictionnaire m’ayant renseigné (amas de pus dans un tissu ou un organe), j’ai cherché à me représenter un abcès au sein. Quoique n’y parvenant pas — imaginer un téton purulent était au-dessus de mes forces — j’en ai éprouvé une sincère désolation. Je n’étais pas triste pour maman mais pour les seins des femmes en général. Cette si touchante partie de leur corps devait être bien fragile pour que la bouche édentée d’un bébé pût transformer un mamelon en abcès purulent ! Pourtant, quand Marianne m’a montré les siens et qu’elle m’a permis de les toucher, ils ne m’ont pas paru fragiles. Ils étaient petits et durs au contraire ; les aréoles très larges, d’un rose pâle, leur faisaient une calotte d’évêque. Le mamelon brillait comme un bouton de nacre. Il est vrai que Marianne n’avait que quatorze ans, alors. Ses seins devaient être en train de se former. Si j’en juge par les cartes postales de notre divin harem, les seins changent beaucoup avec l’âge. Ils grossissent et s’assouplissent. Proportionnellement l’aréole semble rétrécir, le mamelon se dresse et paraît moins brillant, plus charnu. Étienne m’a prêté sa loupe de papillonniste pour aller y voir de près. Ils s’assouplissent aussi et prennent toutes les formes. Mais leur peau, elle, paraît toujours aussi fine, surtout la peau du dessous, celle qui rattache le sein au thorax. Je trouve incroyable qu’une aussi belle partie du corps féminin puisse être fonctionnelle. Que ces merveilles servent à gaver des nourrissons qui tirent dessus goulûment et bavent tout autour relève du sacrilège ! Bref, j’adore les seins des femmes. En tout cas, ceux de nos cent vingt-cinq amies, c’est-à-dire tous les seins de toutes les femmes, quels que soient leur taille, leur forme, leur poids, leur densité, leur carnation. Il me semble que le creux de mes mains est fait pour accueillir les seins des femmes, que ma peau y est assez douce pour la douceur de leur peau. Il ne se passera plus beaucoup de temps sans que je le vérifie pour de bon !
16 ans, 6 mois, 17 jours
Samedi 27 avril 1940
Montaigne, livre III, chapitre 5 :
« Qu’a faict l’action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergongne et pour l’exclurre des propos serieux et reglez ? Nous prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir ; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ? Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons loy d’en grossir la pensée ? »
16 ans, 6 mois, 18 jours
Dimanche 28 avril 1940
Ce qu’il y a d’extraordinaire, quand je me fais jouir, c’est cet instant que j’appelle le passage de l’équilibriste : la seconde où, juste avant de jouir, je n’ai pas encore joui. Le sperme est là, prêt à jaillir, mais je le retiens de toutes mes forces. L’anneau de mon gland est si rouge, mon gland lui-même tellement gonflé, tellement prêt à éclater que je lâche mon sexe. Je retiens mon sperme de toutes mes forces en regardant mon sexe vibrer. Je serre si fort mes poings, mes paupières et mes mâchoires que mon corps vibre autant que lui. C’est ce moment que j’appelle le passage de l’équilibriste. Mes yeux chavirent derrière mes paupières, je respire à tout petits coups, je chasse toutes les images excitantes — les seins, les fesses, les cuisses, la peau soyeuse de nos amies — et le sperme s’arrête dans cette colonne en fusion, là, juste au bord du cratère. C’est vrai qu’on peut penser à un volcan au bord de l’éruption. Il ne faut pas laisser cette lave redescendre. Dès que quelque chose nous surprend, que Monsieur Damas ouvre la porte du dortoir, par exemple, ça redescend vraiment. Mais il ne faut pas. Je suis presque sûr que faire faire demi-tour à notre sperme est très mauvais pour la santé. Dès que je le sens redescendre, mon pouce et mon index s’enroulent autour de mon anneau et je joue à le maintenir juste au bord, tout bouillonnant (de la lave, oui, ou de la sève tellement la queue ressemble à une branche tendue et noueuse dans ces moments-là !) Il faut être très prudent, très précis, c’est une question de millimètre, peut-être moins. Ma queue tout entière est tellement sensible que mon gland pourrait exploser juste si on lui soufflait dessus ou si le drap l’effleurait. Je peux encore retenir l’éruption une fois, deux fois, et c’est chaque fois un vrai délice. Mais le délice absolu c’est cet instant où, finalement, je perds pour de bon, où le sperme submerge tout et coule tout brûlant sur le dos de ma main. Ah ! La merveilleuse défaite ! Ça aussi c’est difficile à décrire, tout ce dedans qui passe au-dehors et en même temps tout ce plaisir qui t’engloutit… Cette éruption qui est un engloutissement ! C’est la chute de l’équilibriste dans le cratère en fusion ! Ah ! cet éblouissement dans ces ténèbres ! Étienne dit que c’est une « apothéose ».