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17 ans, 5 mois, 8 jours

Mardi 18 mars 1941

Nous nous sommes copieusement engueulés, hier soir, Étienne et moi, à propos de Voltaire et Rousseau, lui dans le rôle du ricaneur, moi en défenseur de Jean-Jacques. Ce que je retiendrai de cette dispute, ce ne sont pas nos arguments (à vrai dire nous n’avons guère les moyens d’argumenter), c’est le réflexe d’Étienne, qui a saisi la longue règle du tableau pour en enfoncer un bout dans mon estomac et l’autre dans le sien. Chaque fois que l’un de nous deux, poussé par la force de sa conviction, marchait vers l’autre, la règle s’enfonçait dans nos deux abdomens. Douloureux ! Si nous reculions, la règle tombait. Fin de la discussion. Voilà ce qu’on appelle tenir des propos mesurés. Système à breveter.

17 ans, 5 mois, 11 jours

Vendredi 21 mars 1941

Cette montée du désir qui me prend parfois aux moments les plus inattendus. Dans l’échauffement de certaines lectures, par exemple. Engorgement des corps caverneux par la stimulation des neurones ! Je lis et je bande. Et je ne parle pas d’un Apollinaire ou d’un Pierre Louÿs qui nous font gentiment ces cadeaux-là, mais de Rousseau, par exemple, qui aurait été bien surpris de me voir bander à la lecture de son Contrat social ! Et hop, un petit orgasme qui n’engage que l’esprit.

18 ans, 9 mois et 5 jours

Mercredi 15 juillet 1942

Rien écrit pendant la préparation du bachot et cette année d’hypokhâgne. Ablation du corps. Boxé, tapé dans la balle et nagé pour me détendre. Quelques coups de main à Manès aux champs. Trois vêlages, six agnelages. Toujours incapable de tuer le cochon. Mais pas de le manger. Le pauvre bougre venait chercher des caresses pendant que je bossais. Cette confiance obtuse des bêtes en l’espèce humaine…

18 ans, 9 mois, 25 jours

Mardi 4 août 1942

Tennis : collé une tannée aux trois frères de G. Aucun des trois n’a remporté plus de deux jeux sur les six sets des trois parties. La séance a commencé par une tentative d’humiliation. Me reprenant sur la question de la particule, l’aîné m’a fait observer qu’on ne dit pas les de G. lorsqu’on parle d’une famille d’aristocrates, mais les « G » tout court ; la bonne éducation exige l’élision de la particule. Tout le monde sait cela, enfin ! Très bien. L’autre chose, c’est que je n’avais ni short ni espadrilles et qu’il n’était pas « convenable » que je jouasse dans mon « accoutrement » fût-ce sur un court privé (le leur, en l’occurrence) contre des adversaires tirés à quatre épingles. Ils m’ont donc prêté l’uniforme requis : short, chemisette, chaussettes, espadrilles blanc de blanc. J’ai ficelé mon short (intentionnellement trop large ?) avec un bout de cordelette à linge trouvé dans les « communs » et je leur ai flanqué trois raclées sans appel. Les surgeons du duc de Montmorency exécutés par le dernier sous-sol de la roture ! Ça m’a coûté l’affection éventuelle de la sœur qui ne me laissait pas indifférent. Tant pis, j’ai vengé Violette, qui — les trois frères l’ignoraient — avait travaillé pour la famille dans sa jeunesse et qu’on avait chassée pour avoir dépucelé un cousin germain de trente-deux ans d’âge ! (Ça ne s’invente pas.)

Exaltante sensation, durant ces parties, de n’avoir que mon corps pour m’opposer à leur arrogance. Pas même un corps éduqué puisque personne ne m’a appris à jouer au tennis. La grange de Manès et l’observation des joueurs ont été mes seuls professeurs. Taper dans une balle de tennis sans avoir pris de cours c’est sentir son corps s’adapter aux circonstances sans l’aide du bon mouvement. Je fais trop de gestes, la plupart sont faux, esthétiquement horribles et gaspilleurs d’énergie (arythmie, saut de carpe, corps désuni, membres éparpillés, pitreries acrobatiques) mais le fait que ces mouvements ne doivent rien au « savoir jouer » me procure une intense sensation de liberté physique, de renouveau permanent : jamais le même mouvement ! Je jouis de toutes les surprises que l’œil fait à mes jambes et à ma raquette. Aucun de mes coups n’est préparé, aucun ne ressemble au précédent, aucun ne correspond à la gestuelle académique où s’économisent mes distingués adversaires. Du coup, je leur suis complètement imprévisible, mes balles les déconcertent, ce n’est jamais le projectile qu’ils attendent. Ils protestent, l’œil au ciel, à la fois exaspérés et condescendants, particulièrement devant certaines balles atrocement molles, comme si je ne me battais pas selon les règles de la guerre. Ma rapidité, ma souplesse, mon habileté, mes réflexes m’épatent (ah, la certitude du coup juste à la microseconde où la balle est frappée !) et, par-dessus tout, je suis infatigable, je renvoie tout. Ce libre usage de mon corps m’enchante. Mes clowneries démoralisent mes adversaires, et de voir se décomposer leur aisance me met en joie. Ce n’est pas ma victoire qui me comble, c’est la tête de leur défaite. À Valmy nous manquions déjà de manières. (Et je n’ai toujours pas de culotte.) Mon serment : Vivre, dans tous les domaines, comme je joue au tennis !

19 ans, 15 jours

Dimanche 25 octobre 1942

La scène se passe dans un bistrot. Vous êtes avec une fille, une étudiante comme vous. Vous vous faites les yeux doux. Soudain elle se jette à l’eau : Fais voir ta main. D’autorité, elle vous la prend et considère la paume avec une extrême attention, comme si tout ce qu’elle avait besoin de savoir sur votre compte dépendait de vos lignes de vie, de cœur, de tête, de chance, que sais-je encore ? Nombreuses, à ce jour, sont celles qui ont étudié les lignes de ma main. Et pas une dont les conclusions aient rejoint celles d’une autre. Toutes voyantes, mais elles ne voient pas la même chose. Cet engouement pour la superstition est-il un signe de ces temps abominables ? Tout est perdu fors les astres ? Critère de sélection définitif : choisir la fille qui se jettera dans ma main les yeux fermés.

19 ans, 1 mois, 2 jours

Jeudi 12 novembre 1942

Vu les boches défiler au pas. Version abominable du corps unique.

19 ans, 2 mois, 17 jours

Dimanche 27 décembre 1942

Mon incapacité à danser. Françoise, Marianne et d’autres ont essayé de m’y entraîner, et hier soir encore, chez Hervé, une splendide Violaine, sœur de notre hôte. Laissez-vous guider. Rien à faire. Très vite, je perds le rythme et mon corps n’est plus qu’un poids dans les bras de ma partenaire. Quelques sautillements grotesques pour rattraper la cadence achèvent de me décourager. La danse est un des rares domaines où mon corps et mon esprit demeurent inaccordables. Plus exactement la moitié inférieure de mon corps : mes mains peuvent battre la mesure tant qu’on voudra, mes pieds refusent de suivre. Un chef d’orchestre paraplégique, voilà ce que je suis. Quant à la tête, dès que les choses se compliquent, elle me tourne. Or, la danse est giratoire par nature, un art virevoltant, on ne danse pas sans tourner sur soi-même ! Vertige, état nauséeux, blêmissement, qu’avez-vous, vous ne vous sentez pas bien ? Parfaitement bien, chère Violaine, mais venez donc, causons un peu, et me voilà tentant d’expliquer la chose à la belle Violaine qui professe que, voyons, tout le monde sait danser ! Tout le monde sauf moi, apparemment. C’est parce que vous ne voulez pas ! Tiens donc ! Et pourquoi me priverais-je de cet atout, ma belle, quand je vois les bénéfices qu’en tirent mes camarades ? Vous ne vous laissez pas aller, vous êtes trop cérébral, vous n’êtes pas assez sauvage. Pas assez sauvage ? Qu’on m’apporte un pieu, nom de Dieu, un plumard, tout de suite ! Au lieu de quoi je m’entends expliquer à Violaine que le phénomène est à moi-même incompréhensible vu qu’en d’autres circonstances, qui requièrent bras et jambes, la boxe par exemple, ou le tennis, mes quatre membres sont parfaitement accordés et que dans mon adolescence mes condisciples se disputaient pour faire partie de mon équipe au ballon prisonnier où je me montrais tout à fait imbattable, et je m’entends dire à cette fille splendide qu’à quinze ans j’étais un as du ballon prisonnier et ferme-la me dis-je pendant que je développe les mérites du ballon prisonnier, un jeu à ce point complet, exigeant de telles qualités physiques, une si parfaite synchronie entre bras, tête et jambes qu’il deviendra un jour, n’en doutez pas chère Violaine, un sport collectif auprès duquel le football passera pour une distraction de pingouin, mais qu’est-ce qui te prend, qu’est-ce qui te prend bougre d’abruti ? Non content d’avoir joué les sacs de ciment dans les bras de cette splendeur que tu veux allonger sous toi voilà que tu la bassines avec le ballon prisonnier, « jeu ô combien stratégique et tactique chère Violaine », mais ferme-la tête de con, ce jeu était un jeu de massacre où deux bandes de boutonneux meurtriers passaient leur temps à s’allumer en s’envoyant des ballons en pleine gueule, c’est pour le coup qu’elle aurait eu son comptant de sauvagerie la belle Violaine, et s’il est vrai que tu y excellais ce n’est pas le genre d’atout qui mettra cette fille dans ton lit, laquelle fille d’ailleurs prend le large en déclarant que tes exploits lui donnent soif et qu’elle va se servir un drink.