19 ans, 2 mois, 19 jours
Mardi 29 décembre 1942
Pourtant, elle est venue. Le soir même. Et ce fut pire que la danse. J’étais dans ma chambre, chez Hervé, tard dans la nuit, maison finalement endormie, assis à cette espèce de petite table échiquier, occupé à écrire le récit pathétique de la danse, quand la porte s’est ouverte, dans mon dos, si doucement que je l’ai juste entendue se refermer, ce qui m’a fait me retourner, et je l’ai vue, dans sa chemise de nuit, un organdi blanc ou un tissu de ce genre, qui laissait une épaule nue à la façon des tuniques grecques, une fine bretelle nouée sur l’autre épaule, un petit nœud dont les boucles semblaient des ailes de papillon, elle n’a pas dit un mot, elle ne souriait pas, elle posait sur moi un regard lourd, j’étais tout à fait incapable de parler moi-même, les épaules rondes, les bras longs, pâles et fuselés, les mains pendant le long des cuisses, les pieds nus, le souffle court, les seins hauts et pleins, la chemise de nuit suspendue à leurs pointes, tombant droit, ce qui crée un vide entre la nudité et le tissu, mes yeux ont cherché le dessin de ses hanches, son ventre, ses cuisses, la forme générale de son corps, mais la petite lampe à côté de moi n’était pas source de transparence, il aurait fallu qu’elle fût derrière elle pour dessiner sa silhouette, je n’ai d’abord pensé qu’à cela, la mauvaise position de la lampe qui rendait mate cette promesse de transparence, c’eût été différent si la lampe avait été placée derrière elle, nous étions tous les deux immobiles, je ne m’étais même pas levé, je n’ai pas fait le moindre geste vers elle, qui restait debout, la porte refermée dans son dos, et moi assis, tourné aux trois quarts, une main restée sur la table, qui referme le cahier en tâtonnant, l’encre va sécher sur la plume de mon stylo me suis-je dit, j’ai pensé à cela oui, que je ne pouvais tout de même pas refermer ce stylo tout en cherchant à deviner la silhouette de Violaine sous le tissu opaque, dont la blancheur m’éblouissait à présent, alors, j’ai vu son bras gauche remonter le long de sa poitrine, ses doigts se déplier en arrivant au niveau de son épaule, son pouce et son index saisir l’extrémité de la petite bretelle, qu’elle a tirée doucement, défaisant ainsi le nœud, et la chemise est tombée à ses pieds, de tout le poids du tissu, dévoilant son corps nu, et je ne pense pas que je verrai jamais plus joli corps de femme, livré soudain dans la lumière dorée de cette lampe, mon Dieu quelle beauté, quelle beauté me suis-je répété, si la lumière s’était éteinte pour toujours je serais mort avec le souvenir de cette beauté, je crois bien avoir failli crier, sans pourtant me lever, absolument paralysé par la surprise et le ravissement, quelle beauté, quelle perfection, et je crois avoir éprouvé un sentiment de gratitude, personne jamais ne m’avait fait pareil cadeau, j’ai pensé cela aussi, mais sans bouger d’un pouce, c’est elle qui a bougé, elle est allée s’allonger sur le lit, elle ne m’a pas fait signe de venir, elle ne m’a pas tendu les bras, elle n’a pas parlé, elle n’a pas souri, elle attendait que je vienne, ce que j’ai fait, finalement, venir à elle, et je me suis tenu debout à son chevet, je ne pouvais pas la quitter des yeux, il faut que tu te déshabilles me suis-je dit, c’est ton tour, ce que j’ai fait, maladroitement, discrètement, sans aucune générosité, en lui tournant le dos, en m’asseyant sur le bord du lit, en me cachant plus qu’en me livrant, et quand ce fut fait je me suis glissé à côté d’elle, et rien ne s’est passé, je ne l’ai ni caressée ni embrassée parce que en moi quelque chose était mort, ou ne voulait pas naître ce qui revient absolument au même, parce que mon cœur envoyait mon sang partout sauf là où il était attendu, mon sang incendier mes joues, gicler sur les parois de mon crâne, cogner affolé à mes tempes, mais pas une goutte entre mes jambes, rien entre mes jambes, je ne me disais même pas tu ne bandes pas, je ne sentais rien entre mes jambes, je ne songeais qu’à cela, cette inexistence entre mes jambes, il faut dire qu’elle ne m’a pas aidé, pas un mot elle non plus, pas un mouvement, jusqu’à ce qu’elle se lève, soudainement, et que j’entende la porte se refermer derrière elle.
19 ans, 2 mois, 21 jours
Jeudi 31 décembre 1942
Le fiasco Violaine a sonné l’heure du bilan. De passage à la maison, nu devant mon armoire à glace, je fais le compte de ce que j’ai maîtrisé depuis mon enfance quant à la construction systématique de mon corps. Aucun doute, mon orgie de pompes, d’abdominaux, d’exercices physiques en tout genre a fait de moi un garçon qui ressemble à quelque chose. En l’occurrence à l’écorché du Larousse que revoilà coincé dans la rainure de la glace. Comparaison faite, tous mes muscles sont à leur place, parfaitement visibles, grands pectoraux, biceps, deltoïdes, abdominaux, radiaux, jambiers et, si je me retourne, fléchisseurs, jumeaux, fessiers, grands dorsaux, brachiaux, trapèzes, rien ne manque à l’appel, l’écorché est mon portrait craché, une vraie réussite, de quoi passer sa vie devant la glace. Moi qui ne ressemblais « vraiment à rien » voilà que je ressemble au dictionnaire ! J’ajoute que je n’ai plus peur. De rien. Pas même d’avoir peur. Plus aucune peur qui ne soit maîtrisable par l’exercice de cette même volonté qui a sculpté ce corps. Essayez de me voler ma vie, pour voir, essayez de me ligoter à un arbre ! Oui, oui, mon gars, mais ce chef-d’œuvre d’équilibre physique et mental est resté lettre morte quand tu l’as allongé à côté de la belle Violaine. Mon pauvre gars, tu ne ressembles vraiment à rien. Retourne à ta gymnastique et à tes chères études, travaille ton corps et ton concours, tu es tout juste bon à « t’entretenir » et à « devenir quelqu’un ». Mon Dieu, ce sentiment d’inexistence que laisse à l’homme la flaccidité de son sexe ! Combien de fois l’ai-je pris en main pourtant ! Combien de fois mon désir l’a-t-il sculpté ? D’ailleurs, oui, combien de fois, à propos ? Cent fois ? Mille fois ? Branche veineuse que la seule puissance de l’évocation suffisait à gorger de sang ! Quelle quantité de sperme tiré des profondeurs par ces formidables éruptions de puceau ? Ça doit se calculer, ça aussi. Des litres ? Des litres répandus à jouer l’homme devant les cartes postales chipées au pauvre frère Delaroué. Et finalement, ce corps mort dans le lit de Violaine. Pas même fichu de danser. Grotesque dans les préliminaires, inexistant dans l’action. Paralysé par quoi, bonhomme, si ce n’est par cette peur que tu te vantes d’avoir vaincue ? Voilà ce que je me disais, plus ou moins confusément, nu devant ma glace, ce matin, face à l’écorché du Larousse. Et la prochaine fois ? Que se passera-t-il, la prochaine fois ? Dans quel état d’esprit ton corps osera-t-il désormais approcher le corps d’une femme ? Voilà ce que je me disais ce matin, voilà ce que j’écris maintenant, l’écorché toujours sous les yeux. Quand soudain ce détail : il n’y a rien non plus entre les jambes de l’écorché ! Aucune représentation de la verge ni des testicules ! Les deux muscles nommés les plus proches sont le psoas et le pectiné qui n’ont rien à voir avec la chose. L’écorché n’a rien entre les jambes ! La verge n’est pas un muscle, soit. Un organe ? Un membre ? Le cinquième membre ? De quelle nature, ce membre ? Spongieuse. Une éponge à sang. Eh bien, rien non plus à cet endroit-là dans l’écorché qui représente la circulation sanguine ! Le corps entier irrigué jusqu’aux aines, mais rien sur la vascularisation qui pulse la vie dans le membre qui la déclenche. Rien entre les jambes. Apparemment, la verge est bannie de la famille Larousse. Partie honteuse. Niche de l’Esprit saint. Débrouille-toi avec ça. Monsieur Larousse est un eunuque.