Sale époque.
19 ans, 6 mois, 16 jours
Lundi de Pâques, 26 avril 1943
Fermantin et deux types sont passés à la maison pour me recruter. Fermantin ignore mon renvoi du bahut, il me croit en vacances. Maman l’accueille joyeusement et l’envoie dans ma chambre. Dans son uniforme et sous son béret de milicien il a une allure très commedia dell’arte. En pas drôle. J’étais en train de réviser le concours et, dans un de ces « accès de posture » qui me font sourire chez les autres, j’ai déclaré à mon vieux camarade que je n’entrerai jamais dans la milice, que je considérais même cette proposition comme une insulte. Il s’est retourné vers ses d’eux comparses (je ne les connaissais pas, l’un d’eux était aussi en uniforme) et il a dit : Une insulte ? Mais non, c’est ça, une insulte ! Et il m’a craché au visage. Fermantin crache sur tout un chacun depuis sa petite enfance. Je suis un des rares sur lesquels il n’avait pas encore glavioté ; en conséquence, si le crachat m’a surpris il ne m’a pas étonné. Ceci compensant cela j’ai pu garder mon calme. Je n’ai pas bronché, pas même cherché à esquiver. J’ai entendu le « ptttuit », j’ai vu venir le crachat, je l’ai senti s’écraser sur mon front, puis couler entre l’arête de mon nez et ma pommette gauche, assez semblable, ma foi, à une éclaboussure d’eau tiède. Je ne me suis pas essuyé. Je me suis concentré sur la sensation — assez banale — au détriment du symbole, réputé infamant. Si j’avais bronché, ils m’auraient massacré. La salive ne s’écoule pas aussi vite que l’eau sur la peau. Elle est mousseuse, elle chemine par à-coups. Elle sèche sans vraiment s’évaporer. L’un des deux autres types, celui qui portait l’uniforme (Fermantin et lui étaient armés), a dit que de toute façon chez eux on ne recrutait que des hommes. Je n’ai pas relevé. J’ai senti les restes du crachat trembler sur la commissure gauche de mes lèvres. Une seconde, j’ai pensé que je pourrais le récupérer d’un coup de langue et le renvoyer à l’expéditeur mais je me suis abstenu, j’avais assez sacrifié à la posture. On se reverra, a dit Fermantin sans me quitter des yeux. Théâtral, il a répété, en quittant ma chambre à reculons, le doigt tendu vers moi : On se reverra petite fiotte. J’écris cette page avant de me remettre au travail. Demain, je file à Mérac.
4
21-36 ANS
(1945–1960)
Ponctuation amoureuse de Mona :
Confiez-moi cette virgule que j’en fasse un point d’exclamation.
Ma chère Lison,
Tu constateras un trou de deux ans après cette agression. C’est que Fermantin et ses petits camarades sont venus me chercher à Mérac figure-toi, pour me faire un mauvais sort. Par bonheur, Tijo qui les avait repérés (il avait alors neuf ans mais déjà toute la vivacité d’esprit que tu lui as connue) m’a prévenu à temps et j’ai pu filer. Après quoi, bien sûr, pas d’autre solution que de prendre le maquis. C’est Manès qui m’y a introduit. J’ignorais que Robert et lui faisaient partie de la Résistance. Manès feignait d’en dire beaucoup de mal, et Manès était du genre que l’on croit sur parole. Comme il ne disait pas de bien de l’occupant pour autant, il gardait sa réputation de sauvage solitaire qu’il ne fallait pas emmerder. L’adhésion de Manès au Parti aura été une des grandes surprises de ma vie. Il a d’ailleurs été communiste jusqu’au bout, malgré le mur de Berlin, malgré la Hongrie, malgré le Goulag, malgré la déstalinisation, malgré tout. Manès n’était pas l’homme aux trente-six idées.
Si je ne vous ai jamais parlé de cette période de ma jeunesse, c’est qu’après tout je n’ai été qu’un résistant de circonstance. Sans la petite bande de Fermantin je serais sans doute resté à taper dans mon sac de sable et à piocher dans mes bouquins jusqu’à la fin des hostilités. Exceller dans les études, collectionner les diplômes, conquérir une situation c’était le tribut que je devais payer à la mémoire de mon père. Certainement pas entrer en guerre ! Il m’aurait maudit ! « Ce qui me navre le plus chez l’espèce humaine, disait-il, ce n’est pas qu’elle passe son temps à s’entre-tuer, c’est qu’elle y survive. » Il aura fallu l’impact d’un crachat pour me jeter dans la tourmente. Mon engagement tient aux lois de la balistique, rien de plus.
Bref, du printemps 43 au printemps 45 (engagement dans l’armée de Lattre), j’ai dû laisser tomber mes études et cesser de tenir ce journal. La longue trace que laisse derrière nous notre écriture ne fait pas bon ménage avec la clandestinité. Trop de camarades sont tombés à cause de l’écriture ! Pas de journaux intimes, pas de lettres, pas de notes, pas de carnets d’adresses, pas de traces. Surtout pendant les missions de liaison qui m’ont été confiées les dix derniers mois ! De tout ce temps, je me suis désintéressé de mon corps. En tant qu’objet d’observation, s’entend. D’autres priorités avaient pris le relais. Rester vivant, par exemple, veiller à l’exécution des tâches et des missions et me maintenir dans un état de vigilance extrême pendant les interminables semaines où il ne se passait rien. La vie du soldat clandestin est une vie de crocodile. Rester immobile dans son trou jusqu’à la seconde où on en jaillit pour frapper, puis disparaître aussi vite et attendre à nouveau. Entre les frappes ne pas baisser la garde, tenir ses nerfs, multiplier les exercices, rester à l’écoute de tous les possibles. Les menaces extérieures musellent les petites surprises du corps.
Je ne sais pas si quelqu’un s’est jamais penché sur la question de la santé dans les guerres clandestines mais c’est un sujet à creuser. J’ai vu très peu de malades parmi mes camarades. Nous avons tout imposé à nos corps : la faim, la soif, l’inconfort, l’insomnie, l’épuisement, la peur, la solitude, le confinement, l’ennui, les blessures, ils ne regimbaient pas. Nous ne tombions pas malades. Une dysenterie occasionnelle, un refroidissement vite réchauffé par les nécessités du service, rien de sérieux. Nous dormions le ventre creux, nous marchions la cheville foulée, nous n’étions pas beaux à voir, mais nous ne tombions pas malades. J’ignore si mon observation vaut pour l’ensemble des maquis, c’est en tout cas ce que j’ai constaté dans mon réseau. Il n’en allait pas de même pour les garçons qui s’étaient laissé prendre par le STO. Ceux-là tombaient comme des mouches. Les accidents du travail, les dépressions nerveuses, les épidémies, les infections en tout genre, les automutilations de ceux qui voulaient s’enfuir décimaient les ateliers ; cette main-d’œuvre gratuite payait de sa santé un travail qui n’en voulait qu’à son corps. Nous, c’était l’esprit qui était mobilisé. Quelque nom qu’on lui donnât, l’esprit de révolte, le patriotisme, la haine de l’occupant, le désir de vengeance, le goût de la bagarre, l’idéal politique, la fraternité, la perspective de la libération, quoi que ce fût, cela nous gardait en bonne santé. Notre esprit mettait notre corps au service d’un grand corps de combat. Cela n’empêchait évidemment pas les rivalités, chaque tendance politique préparait la paix à sa façon, se faisait son idée de la France libérée mais, dans le combat contre l’envahisseur, la Résistance, pour diverse qu’elle fût, m’a toujours semblé ne faire qu’un seul corps. La paix revenue, le grand corps a rendu chacun de nous à son tas de cellules personnelles et donc à ses contradictions.