Pendant les dernières semaines de la guerre j’ai fait la connaissance de Fanche que tu as tant aimée. Sans être médecin elle exerçait un art inné de la chirurgie dans une briqueterie abandonnée où s’entassaient nos blessés. Comme tu le sais, c’est grâce à elle que je n’ai pas perdu mon bras. Mais ce que tu ignores, c’est que je lui avais appris la technique de l’anesthésie auditive selon Violette et qu’elle l’appliquait avec succès. Elle gueulait si fort en changeant nos pansements que la douleur refluait au fond de nos cervelles. Ce que tu ignores aussi, c’est que malgré sa tête carrée, ses yeux fendus, son accent gallo et son caractère trempé, Fanche n’était pas plus bretonne que toi ou moi. C’était une petite Conchita, fille d’Espagnols réfugiés en Bretagne, rebaptisée Françoise par gratitude pour notre République. Fanche, c’est le diminutif masculin que lui avaient donné ses petits copains bretons pour célébrer ses aptitudes de garçon manqué.
21 ans, 9 mois, 4 jours
Samedi 14 juillet 1945
Au nom du Gouvernement provisoire de la République française et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés…
Sur quoi ai-je pleuré pendant la cérémonie ? Je n’avais pas pleuré depuis la mort de Violette. Sauf de douleur, ces derniers temps, à cause de mon coude écrabouillé. Bref, j’ai pleuré sans me retenir pendant toute la cérémonie, pleuré continûment, sans l’aide de sanglots, comme on se vide, sans un geste pour m’essuyer. Je me vidais encore quand Il nous a décorés, Fanche et moi. Loin de s’en offusquer, Il m’a gratifié d’un viril : Maintenant vous avez le droit ! Bien que je fusse collant comme un papier gommé, Il m’a donné une franche accolade. Lui non plus ne s’est pas essuyé. Ce que c’est que l’héroïsme, tout de même ! Après deux ans d’interruption, ce sont ces larmes que je veux noter d’abord ici. Ce matin, j’ai effectivement versé toutes les larmes de mon corps. Il serait plus juste de dire que mon corps a versé toutes les larmes accumulées par mon esprit pendant cette invraisemblable tuerie. La quantité de soi que les larmes éliminent ! En pleurant, on se vide infiniment plus qu’en pissant, on se nettoie infiniment mieux qu’en plongeant dans le lac le plus pur, on dépose le fardeau de l’esprit sur le quai de l’arrivée. Une fois l’âme liquéfiée on peut célébrer les retrouvailles avec le corps. Le mien dormira bien, cette nuit. J’ai pleuré de soulagement, je crois. C’est fini. Ça l’était à vrai dire depuis quelques mois mais il m’aura fallu cette cérémonie pour clore l’épisode. Fini. C’est cela, qu’Il a décoré : la fin de ma résistance. Honneur aux larmes !
21 ans, 11 mois, 7 jours
Lundi 17 septembre 1945
Je me suis remis à la préparation du concours. J’ai immédiatement retrouvé toutes les sensations physiques du travail intellectuel. Le vibrant silence des livres, le duvet de leurs pages sous la pulpe du doigt, le crissement de la plume sur les fibres du papier, le parfum âcre de la colle, les reflets de l’encre, le poids du corps immobile, les fourmis au bout des pieds restés trop longtemps croisés et qui me font sauter tout à coup sur mes jambes pour cogner sur mon sac, dansant et frappant, balançant directs du droit et du gauche, crochets, uppercuts, séries, reprises (je ne peux plus déplier complètement mon gauche, bien sûr, mais il peut toujours frapper en crochets et en uppercuts), la tête bourdonnant des vers récités au rythme de la boxe, les méninges ressassant les phrases offertes par les siècles pendant que dansent mes jambes, que mes poings cognent, que ma sueur coule, la fraîcheur de l’eau puisée dans la lessiveuse, asperge-toi, sèche-toi, remets ta chemise, au travail, au travail, et l’immobilité à nouveau, cette sensation de planer au-dessus des lignes ! Le faucon pèlerin fait le point sur le grand champ de la page imprimée, cachez-vous chères idées, mes proies et ma pâture, non seulement je m’en vais vous manger, mais vous digérer, chair à venir de ma tête ! Bigre, où vais-je ? Arrêtons là pour ce soir, mes paupières pèsent leur poids de sable et ma plume déconne. Dormons. Couchons-nous sur la terre et dormons.
21 ans, 11 mois, 10 jours
Jeudi 20 septembre 1945
Me suis accordé une récréation pour relire une bonne partie de ce journal. (C’est Tijo qui m’a rendu mes cahiers l’autre jour. Il les avait cachés — « sans rien lire, je te le jure ! ».) J’y ai retrouvé Dodo avec surprise et grande émotion. Dodo, que je m’étais inventé quand je vivais chez maman pour me tenir physiquement compagnie, Dodo mon petit frère fictif, à qui j’apprenais à pisser, Dodo à qui j’apprenais à manger ce qu’il n’aimait pas, Dodo à qui j’apprenais l’endurance, Dodo à qui j’enseignais les vérités du sexe — branle-moi mon petit Dodo j’ai une montée de sève ! Dodo que je dressais en silence contre l’orgueilleuse, mensongère et pontifiante imbécillité maternelle. Je ne puis pas dire que Dodo était moi, non, mais il était un exercice d’incarnation convaincant. Je me sentais si peu exister — si peu existant — entre ce père mourant et les mensonges que cette mère appelait « la vie », la vie n’est pas ceci, la vie n’est pas cela… Tout imaginaire qu’il fût, le petit corps fébrile de Dodo (je l’entendais respirer dans son sommeil à côté de moi quand la peur lui faisait quitter son lit pour le mien) était autrement réel et concret que « la vie » selon sainte Mère. En écrivant cela il m’apparaît que pendant ces dernières années la voix du Maréchal fut à mon oreille l’exacte duplication de la voix maternelle. Ce que ce chevrotement laissait entendre de la vie en parlant de la Patrie relevait du même immobile, séculaire, peureux, hypocrite et risible mensonge. Au fond de moi, c’est Dodo qui est entré en résistance. Et c’est Dodo qu’on a décoré. Du moins suis-je assuré qu’il ne s’en vantera pas.
22 ans, 3 mois, 1 jour
Vendredi 11 janvier 1946
Le goût retrouvé du café après toutes ces années de chicorée ! Le café noir, fort, amer. Cette morsure dans la bouche, qui appelle, aussitôt la gorgée avalée, un petit clappement de langue satisfait. Cette brûlure derrière le sternum qui fouette et réveille, qui accélère les battements du cœur et branche les neurones. Souvent infect, au demeurant. Il me semble qu’il était bien meilleur avant-guerre. Mais pourquoi le café serait-il moins bon aujourd’hui ? Nostalgie d’un avant ?