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22 ans, 5 mois, 17 jours

Mercredi 27 mars 1946

La question des cauchemars. J’en ai fait assez peu pendant ces deux dernières années. La paix revenue ils reprennent l’offensive. Je ne les tiens pas pour une production de l’esprit mais pour les déjections cérébrales de mon organisme. Pris la résolution de les apprivoiser en les notant. Un calepin au pied de mon lit et dès le réveil le cauchemar est noté. Cette habitude a deux effets sur les rêves. Elle les structure comme des récits et elle leur ôte toute capacité de me faire peur. Ils ne sont plus objets de frayeur mais de curiosité, comme s’ils savaient que je les attends pour les coucher sur le papier et qu’ils prenaient cela pour un honneur littéraire, les imbéciles ! Tout sinistres qu’ils demeurent, ils ont perdu leur qualité de cauchemars. Cette nuit même, au plus terrifiant de l’un d’eux, j’ai clairement pensé : Ne pas oublier de noter cela en me réveillant. Cela : en l’occurrence le bras arraché du gendarme de Rosans écrivant sur le ciel.

22 ans, 6 mois, 28 jours

Mercredi 8 mai 1946

Premier anniversaire de la Victoire. On dirait que tous les maux dont ces mois de combat m’ont préservé se déclenchent d’un coup pour le célébrer : coryza, coliques, insomnies, cauchemars, angoisses, montées de fièvre, troubles de la mémoire (égaré ma montre et mon portefeuille, perdu l’adresse de Fanche, mes cours sur Suétone, tous mes t.p., etc.). Bref, mon corps se déchaîne. On dirait qu’il renoue d’un seul coup avec celui de l’enfant fébrile que j’étais. (Ce n’est rien, disait Violette, tu as tes nerfs.) Le fait est que ce matin au réveil j’avais les nerfs à vif, le nez pris, les intestins liquides, la gorge serrée et une température à 38,2o. Attraper un rhume sous trois épaisseurs de couvertures et la chiasse après un excellent pot-au-feu, mon corps regimberait-il devant le confort retrouvé ? Pour ce qui est de l’angoisse, deux heures de travail ont suffi à en dissoudre la boule qui obstruait ma gorge ; la traduction du bon vieux Pline m’a calmé. En revanche, la dysenterie me laisse sur les genoux et je peux à peine taper dans mon sac. Vive la guerre, condition de la bonne santé ? En tout cas, pendant ces deux années où je suis entré dans la danse macabre, le monde a eu ses nerfs à ma place.

23 ans

Jeudi 10 octobre 1946

Passé chez Fanche en arrivant à Paris. Demain, mon entretien au ministère. Fanche me demande si j’ai quelque part où dormir. Un hôtel, dans le quatorzième. Moi vivante, mon pétard, pas d’hôtel, surtout le jour de ton anniversaire. (Tiens, elle se souvient de ce détail !) Elle me conduit chez une demi-douzaine de musiciens qui occupent un vaste appartement de la réquisition, boulevard Rochechouart. Ça boit, ça rit beaucoup, ça se rationne peu, ça ne se raisonne pas davantage. On y va, quoi. C’est bien. À un moment donné ils fichent tous le camp en cave. Fanche connaît un abri dont on a fait une boîte épatante, rue Oberkampf : Allez viens ! J’hésite. Je suis fatigué. J’ai encore le train dans le corps. Pas question de compromettre mon entretien de demain. Si je le rate, je n’ai plus qu’à retourner à la niche. Non merci, je dors. Fanche me montre une chambre, un lit, c’est là. Tu veux prendre un bain ? Un bain ? Dans une vraie baignoire ? C’est possible ? J’y recompose un corps pulvérisé par dix-sept heures de chemin de fer. Après le bain, je m’endors aussitôt, nu et chaud. Pour me réveiller au milieu de la nuit. Quelqu’un s’est glissé sous mes draps. Un corps tout aussi nu et chaud que le mien, tout à fait dodu, on ne peut plus féminin, trois mots seulement, chut, ne bouge pas, laisse-moi faire, avant de m’engloutir, mon sexe se déployant aussitôt dans sa bouche, prenant chair louable, authentique et durable, pendant que deux mains caressent mon ventre, glissent jusqu’à ma poitrine, dessinent mes épaules, redescendent le long de mes bras et de mes hanches, me détourent comme des mains de potier, saisissent mes fesses qui s’y logent en confiance, doucement pétries, pendant qu’œuvrent des lèvres charnues et tendres, une langue moelleuse, oh ! continue, je t’en prie, continue, mais je sens le flot monter bien sûr et mon ventre se creuse, retiens-toi bonhomme, retiens-toi, ne tue pas cette éternité, et comment retient-on un volcan en éruption, par où le retient-on, il ne suffit pas de serrer poings et paupières, de me manger les lèvres, de me cabrer sous une cavalière que je ne veux surtout pas désarçonner, tout est inutile, ça monte, balbutiements, arrête, doucement, attends, arrête, arrête, mes mains repoussant ses épaules, attends, attends, mais si rondes les épaules, si pleines que mes doigts s’y attardent les traîtres, doigts de chat pétrisseur à présent, et je sais que je ne tiendrai plus, je le sais, et le garçon bien élevé se dit subitement, pas dans sa bouche, ça ne se fait sans doute pas, c’est même une certitude, pas dans sa bouche, mais elle repousse mes mains et me garde là, pendant que je jouis du plus profond de moi-même, me garde dans sa bouche et boit longuement, patiemment, résolument, complètement, le sperme de mon dépucelage.

Cela fait, elle glisse jusqu’à mon oreille où je l’entends murmurer : Fanche nous a dit que c’était ton anniversaire, j’ai pensé que je serais un cadeau acceptable.

23 ans, 3 jours

Dimanche 13 octobre 1946

Mon cadeau d’anniversaire s’appelle Suzanne, elle nous vient du Québec, spécialiste ès explosifs, démineuse pour tout dire, ce qui est aussi un labeur de patience et de précision. Grâce à elle mon entretien s’est bien passé. Je regorgeais d’énergie vitale. Il y a nuit blanche et nuit blanche. Car, comme l’a tranquillement expliqué Suzanne à la table commune du petit déjeuner, nous avons passé toute la nuit « en amour », pas question de se satisfaire d’une simple « mise en bouche », après le mien ce fut « son tour de jouissance », puis le mien encore, puis le nôtre, explosion synchrone cette fois, et encore un ou deux « tours d’manège » parce que « ce tchum-là, c’t’ à peine croyable la quantité d’amour qu’il avait en réserve ! » J’écris entre guillemets ces phrases québécoises, et je rêve aux accents qui traversent les siècles et les océans. Pendant que la tablée riait, le soupçon m’est venu que Louise Labé versifiait peut-être avec l’accent de Suzanne, ou Corneille, que Fanche cite à propos : Car le désir s’accroît quand l’effet se recule.

23 ans, 4 jours

Lundi 14 octobre 1946

J’aime la chair des accents !

23 ans, 5 jours

Mardi 15 octobre 1946

Il y a quelque chose de physique, presque d’animal, en tout cas de primitivement sexué, dans la confrontation entre le vieux chef de bureau et le jeune impétrant. C’est du moins la sensation que me laisse l’entretien que je viens de passer. Deux mâles s’observent. Le vieux dominant et le jeune qui grimpe. Aucune aménité dans ce reniflage des savoirs et des intentions. Jusqu’où sais-tu, jusqu’où iras-tu ? demande le groin du chef. Quel piège me tends-tu ? demande le museau du candidat. Deux générations s’affrontent, la mourante et la remplaçante. Ce n’est jamais gentil. En dépit des apparences, la culture ou les diplômes y ont peu de part. Duel de couilles. Es-tu digne de perpétuer la caste ? Voilà ce qui intéresse le chef. Mérites-tu de vivre encore ? Voilà ce que demande le candidat. Grognements, grognements, dans un fumet de sperme rance et de foutre neuf.