23 ans, 16 jours
Samedi 26 octobre 1946
Tout à l’heure, après l’amour, allongé à plat ventre, en nage, vidé, apaisé, déjà somnolent, j’ai senti, tombant sur mon dos, mes cuisses, mon cou, mes épaules, à des intervalles irréguliers, des gouttes fraîches. Un lent et délicieux goutte-à-goutte, d’autant plus exquis que je ne savais ni où ni quand tomberait la prochaine, et que chacune me faisait découvrir un point précis de mon corps, resté jusqu’alors, me semblait-il, intouché. J’ai fini par me retourner : agenouillée au-dessus de moi, un verre d’eau à la main, Suzanne m’aspergeait, du bout des doigts, concentrée comme au-dessus d’une mine. Sa peau, constellée de taches de rousseur et de grains de beauté, est un ciel étoilé. Au stylo bille, j’y ai reconstitué la carte céleste du mois, Grande Ourse, Petite Ourse, etc. À ton tour, m’a dit Suzanne, voyons un peu ton ciel et tes cieux. Mais rien sur ma peau, ni de face ni de dos, pas un grain de beauté, rien. Page blanche. Ce qui me navre, et qu’elle traduit à sa façon : Tu es tout neuf.
23 ans, 3 mois, 11 jours
Mardi 21 janvier 1947
Suzanne partie, retournée en son Québec. Les guerres finissent pour tout le monde. Avons fêté cet arrachement avec dignité :
Une griffure sur la joue droite.
Une trace de morsure sur le lobe de l’oreille gauche.
Un suçon sur le cou, à droite, là où bat l’artère.
Un autre suçon à gauche, sous le menton.
Une trace de morsure de la lèvre supérieure, tuméfiée, bleuâtre.
Quatre griffures parallèles espacées chacune d’environ un centimètre, allant de la pointe supérieure du sternum au mamelon gauche.
Estafilades similaires dans le haut du dos.
Un suçon sur le mamelon droit.
Une morsure assez profonde dans le gras du pouce.
Les couilles douloureusement essorées.
Et, signature ultime, l’empreinte d’un baiser au creux de mon aine gauche : « Quand le rouge à lèvres aura disparu, il faudra recommencer à vivre ».
Fanche, une fois de plus, soigne mes blessures. En m’apprenant par exemple que Suzanne ne s’est pas seulement glissée dans mon lit pour cause d’anniversaire. Non ? Non mon pétard, c’est sur ordre qu’elle est allée faire sauter ton pucelage. Sans blague ? Sans blague ! Tu nous perturbais. Un agent de liaison chaste, c’est extrêmement rare. Tant de dangers, tant de tensions, la plupart d’entre vous se retrouvaient au lit une fois leur mission accomplie. Les agents de liaison conjuraient la guerre en s’aimant à pleins tuyaux. Besoin d’énergie vitale et de bras protecteurs, garçons et filles ! Toi non. Ça se savait. D’où soupçons : Curé ? Puceau ? Impuissant ? Viande froide ? Échaudé de l’amour ? C’étaient les questions qu’on se posait à ton propos. Suzanne est allée chercher la réponse sur le terrain. Dernière prouesse de la Résistance, mon pétard !
Fanche m’appelait « mon pétard » depuis cet après-midi de mars 45, après la bataille de Colmar, où un éclat de mine avait manqué m’arracher la moitié du bras gauche sur une route d’Alsace. Je conduisais le coude à la portière d’une traction, insouciant, comme si la guerre était déjà finie. Ainsi Fanche appelait-elle ses blessés. Par le nom de l’arme qui les avait meurtris. « Mon pétard » à cause de cette mine, « ma rafale » pour Roland qui était sorti d’une embuscade ses tripes dans les mains, « ma baignoire » pour Edmond rescapé d’un interrogatoire exhaustif. Mon pétard : elle ne m’a plus jamais appelé autrement.
23 ans, 3 mois, 28 jours
Vendredi 7 février 1947
Après chaque rhume, je me réveille le nez bouché. Sec, mais bouché. Surtout la narine gauche, obstruée par une excroissance de la muqueuse que je sens très bien du bout de mon index si je l’y enfonce assez profondément. Je dors la bouche ouverte et me réveille le gosier sec, comme une charogne évaporée. Serais-je allergique à l’air de Paris ?
23 ans, 4 mois, 9 jours
Mercredi 19 février 1947
Est-ce le départ de Suzanne, est-ce le tir de barrage que Chapelin fait à toutes mes propositions, est-ce ce crétin de Parmentier qui m’exaspère avec son obsession des quotas, toujours est-il que je me retrouve avec des aigreurs d’estomac. Enfant déjà j’avais des maux de vieux. De ces maux qui vous accompagnent toute une vie et finissent par définir un tempérament. Serais-je aigre, et dans quelques années un aigri ?
23 ans, 5 mois, 21 jours
Lundi 31 mars 1947
Mangé du bout des lèvres. Mal dormi. Rien ne passe et rien ne sort. Douleurs quasi permanentes au niveau de l’œsophage. J’ai laissé traîner et maintenant je m’inquiète. Étienne me conseille un examen. C’est bon surtout contre l’inquiétude, précise-t-il. Le gastro-entérologue auquel il me recommande peut me recevoir dans deux semaines à l’hôpital Cochin. Les pastilles Rennie me soulagent encore un peu. Aucune nouvelle de Suzanne.
23 ans, 5 mois, 30 jours
Mercredi 9 avril 1947
Encore cinq jours d’attente. Que de temps perdu, bon Dieu ! Et toujours rien de Suzanne. Qu’attends-tu de cette fille ? me demande Fanche, elle t’a ouvert les portes de la vie, mon pétard, tu n’as plus qu’à entrer ! J’attends que l’appétit me revienne. Entre autres l’appétit sexuel. Et l’appétit de vivre. Or, ce sont mes terreurs d’enfance qui me reviennent. Sous forme d’hypocondrie ! car ce que j’éprouve, inutile de me le cacher plus longtemps, c’est la peur irraisonnée du cancer. Hypocondrie : dérèglement de la conscience entraînant une perception hypertrophique des manifestations du corps. Forme de délire de persécution dans laquelle nous sommes à la fois le persécuteur et le persécuté. Mon esprit et mon corps se jouent des tours. Sensation nouvelle au demeurant, donc intéressante. Suis-je hypocondriaque par nature ou victime d’une crise passagère ? Le cancer de l’estomac : être bouffé de l’intérieur par l’organe même de la digestion ! Terreur mythologique.
23 ans, 6 mois, 2 jours
Samedi 12 avril 1947
Je ne me digère plus.
23 ans, 6 mois, 4 jours
Lundi 14 avril 1947
La consultation a duré sept minutes. J’en suis sorti terrorisé. Je n’ai pas retenu le quart de ce que le gastro-entérologue m’a dit. Je serais incapable de décrire son bureau. Étrange sidération de la pensée. Vous avez de la chance, un patient s’est décommandé, je peux vous prendre dans trois jours. Est-ce la vérité ou m’a-t-il servi ce boniment pour ne pas me dire qu’il y avait urgence ? Au lieu de l’écouter, je scrutais son visage. Sec, précis, il m’annonçait que dans trois jours il introduirait un tuyau dans mon estomac pour voir ce qui s’y passe. Il n’y avait rigoureusement rien d’autre à lire sur cette tête de spécialiste que cette information-là, mais mon hypocondrie prêtait à chacun de ses traits d’inavouables arrière-pensées. Tu deviens cinglé mon pauvre garçon, tu réagis comme si ce toubib était un infiltré de la SS !