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24 ans, 6 mois, 14 jours

Samedi 24 avril 1948

Mon curé a perdu sa calotte : le frein du prépuce a fini par céder et mon sexe déchiré nous a couverts de sang, Brigitte et moi. Après s’être inspectée, Brigitte a décrété que c’était « le monde à l’envers ».

24 ans, 6 mois, 21 jours

Samedi 1er mai 1948

Abstinence, donc. De toute façon, Brigitte a la peau un peu grenue. Je ne crois pas que je pourrais passer toutes mes nuits contre des fesses grenues. Ma vie avec elle peut-être, mes nuits contre ses fesses, non.

25 ans

Dimanche 10 octobre 1948

Orgasmes du fond du corps, orgasmes du bout de la queue. Désormais, avec Brigitte, il m’arrive de jouir parce qu’il le faut bien. Un orgasme poli, petit plaisir réduit à la région qui le produit, une concession du gland au mot d’ordre suivant : puisqu’il faut baiser, baisons, et puisqu’il faut conclure, jouissons. Orgasme de principe, sans que l’esprit y engage la totalité du corps. Bien fait pour toi, murmure en moi une voix édifiante : Pour se vider, il faut d’abord se remplir, mon garçon. Aime, remplis-toi d’HAMOUR, HAIME donc de tout ton CHŒUR et tu jouiras tout ton saoul ! Injonction contredite hier soir par une demoiselle tarifée de la rue de Mogador que je me suis offerte pour mon anniversaire. Elle était si peu avare de son temps, si convaincante en son art et si peu rétive de son corps, que le mien, tête comprise, a littéralement explosé, comme au temps de Suzanne.

25 ans, 2 jours

Mardi 12 octobre 1948

Les anniversaires me rappellent cette première partie de ma vie où maman me demandait ce que je croyais « avoir mérité » comme cadeau. Je l’entends encore : D’après toi, qu’as-tu mérité pour ton anniversaire ? Avec cette intention éducative qui insistait sur chaque syllabe et ces gros yeux qui sortaient de sa tête pour signifier que rien ne lui échappait. Une femme si peu attentive aux autres, pourtant. Et moins encore attentionnée. Je faisais exprès de tousser en soufflant les bougies. Comme papa. Ce qui m’aurait vraiment fait plaisir pour mon anniversaire : une bonne tuberculose !

25 ans, 3 mois, 6 jours

Dimanche 16 janvier 1949

Passé un temps qui m’a paru considérable à débusquer ce que je croyais être un fil de poireau coincé entre mon incisive supérieure droite et la canine sa voisine. Avec mon ongle d’abord, le coin d’une carte de visite ensuite, et finalement une allumette taillée. Mais pas de fil de poireau. Il s’agissait d’un message erroné que m’envoyait ma gencive, elle-même abusée par le souvenir d’une gêne antérieure. Ce n’est pas la première fois qu’elle me fait le coup. Ma gencive se fait des illusions !

25 ans, 3 mois, 12 jours

Samedi 22 janvier 1949

Inutile de me le cacher plus longtemps, je ne désire pas Simone. Et réciproquement. Nos corps ne s’accordent pas. Tôt ou tard cette incompatibilité physique aura raison de notre complicité. Nous sommes d’ores et déjà dans la compensation. Cette parfaite entente que nous affichons et qui fait de nous un couple si « public » nous cache notre fiasco sexuel. Il ne faut pas qu’un enfant souffre un jour de ce malentendu.

25 ans, 3 mois, 14 jours

Lundi 24 janvier 1949

Au lit j’essaye d’appliquer avec Simone la méthode que j’avais apprise à Dodo pour manger ce qu’il n’aimait pas. Transposition hélas impossible. Mon petit frère fictif devait penser intensément à ce qu’il avait dans la bouche et ne penser qu’à ça, identifier chaque élément constitutif de sa bouchée, ne pas en faire une de ces représentations chimériques que les enfants tirent de la consistance des aliments plus que de leur goût. Le gâteau de riz, ce n’est pas du vomi, les épinards, ce n’est pas du caca, etc. Eh bien, au lit où presque tout est affaire de consistance, cette méthode ne marche pas. Plus je sais ce que j’étreins moins je peux m’en accommoder : cette peau sèche, cette clavicule aiguë, cet humérus immédiatement sensible derrière le biceps, ce sein trop musclé, ce ventre dur, cette toison râpeuse, ces fesses nouées, trop petites pour mes mains, bref, ce corps de sportive me fait immanquablement rêver à son contraire. Pire, il faut que je convoque les chimères pour le consommer. Sinon, flaccidité, excuses douteuses, nuit morne, mauvaise humeur du matin.

25 ans, 3 mois, 22 jours

Mardi 1er février 1949

Et puis, je n’aime pas son odeur. Je l’aime mais je ne peux pas la sentir. En amour, il n’y a pas d’autre tragédie.

25 ans, 3 mois, 25 jours

Vendredi 4 février 1949

Montaigne : La plus parfaite odeur d’une femme, c’est de n’avoir aucune odeur. Voire. Où es-tu Violette ? Ton odeur était mon manteau. Mais ce n’est pas de toi que parlait Montaigne. Où es-tu Suzanne ? Ton parfum était mon drapeau. Ce n’est pas de toi qu’il parlait non plus.

25 ans, 4 mois

Jeudi 10 février 1949

Simone et moi avons « tout ce qu’il faut pour nous entendre », seulement nos corps ne se disent rien. Nous nous accordons mais nous ne faisons pas corps. À vrai dire, c’est moins son corps qui m’a d’abord attiré que ses manières d’être : son regard, sa démarche, le grain de sa voix, la grâce un peu brusque de ses gestes, sa longue élégance, ce sourire charnu dans ce visage dubitatif, tout cela (que j’ai pris pour son corps) s’accordant parfaitement avec ce qu’elle disait, pensait, lisait, taisait, promettait un accord total. Et voilà que je me retrouve au lit avec une championne de tennis tout en muscles, en tendons, en réflexes, en contrôle et en retenue. Qu’en serait-il si la boxe et les exercices physiques ne m’avaient pas tellement musclé moi-même ? Abdominaux contre abdominaux, nous nous rejetons. Et si j’optais dorénavant pour une molle obésité ? Laisser mon corps enfler jusqu’à ce qu’il absorbe onctueusement le sien tout en le pénétrant. Elle se donnerait en se prélassant dans mes replis. Pauline R., à qui Fanche demandait pourquoi elle n’aimait que les très gros hommes, avait répondu, l’œil et la voix chavirés : Ah ! c’est comme faire l’amour avec un nuage !