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25 ans, 4 mois, 7 jours

Jeudi 17 février 1949

Ce matin notre lit est à peine défait.

25 ans, 5 mois, 20 jours

Mercredi 30 mars 1949

La carie ou la tentation de la douleur. Réveillé à l’équerre par une carie dentaire. Après m’avoir fait sauter en l’air, cette saloperie m’a paru intéressante. La carie électrocute. C’est la douleur la plus proche de la décharge électrique. Comme toute électrocution, elle crée la surprise. La langue rêvasse dans la bouche sans y songer, et tout à coup, deux ou trois mille volts ! C’est extrêmement douloureux mais instantané. Un éclair isolé dans un ciel d’orage. Cette douleur ne diffuse pas, elle est strictement limitée à son périmètre de malfaisance et s’estompe presque aussitôt. Au point qu’après avoir créé la surprise elle suscite le doute. Alors commence le jeu dangereux de la vérification. Notre langue y va voir, très circonspecte, avec des prudences de démineur, testant la gencive, les parois de la dent suspectée, avant de se hasarder sur la crête ébréchée et de glisser dans le gouffre, avec une circonspection de limace, antennes tâtonnantes. Précaution ou pas, on reprend une décharge à sauter au plafond et on se le tient pour dit. Seulement, il est difficile de garder longtemps présente à l’esprit la conscience d’une douleur à ce point passagère. On y retourne. Nouvelle décharge ! Le mollusque se recroqueville illico. C’est taquin, une carie.

25 ans, 5 mois, 24 jours

Dimanche 3 avril 1949

Caroline est une carie. Les fulgurances de sa méchanceté se font instantanément oublier. Au point que, le coup reçu, on doute qu’elle l’ait donné. Une fille si douce ! Une voix si tendre ! La peau si pâle ! Les yeux si bleus ! Le cheveu si botticellien ! Alors, on y retourne. On vérifie. Et on revient tout pleurnichant. Elle m’a fait ci, elle m’a fait ça. Ce ne sont pas les victimes qui manquent. Caroline est une de ces caries produites par notre insatiable besoin d’être aimé. Démasquée, elle fait la dent malade : J’ai été une enfant si malheureuse. Elle se pose comme carie innocente : Ce n’est pas ma faute, la méchanceté des hommes m’a faite comme je suis. Et ses victimes, innombrables, jouent les dentistes. Je saurai te guérir, moi, moi je saurai ! Cette carie a du charme. On se bouscule. Fais confiance à mes onguents, à mon amour, à ma roulette, je sais que tu n’es pas comme ça, au fond ! Et notre langue cède à la fascination du gouffre. Je prédis à cette fille une brillante carrière politique.

25 ans, 5 mois, 25 jours

Lundi 4 avril 1949

Voilà qu’avec ces considérations sur la camarade Caroline je donne dans le journal intime. Question : quand mon corps produit de la métaphore éclairante sur la nature de mes semblables, ai-je le droit de m’offrir une extension vers ce qui pourrait passer pour un journal intime ? Réponse : non. Raison majeure à cette interdiction ? Caroline tient certainement un journal intime où elle accommode le réel à la sauce de ses désirs. Et puis tant d’autres métaphores conviendraient au tempérament de cette fille : la tique, par exemple, qui se nourrit sournoisement de votre sang et qu’on débusque toujours trop tard. Ou le staphylocoque doré, profondément endormi entre deux réveils ravageurs. Non, non, pas d’extension vers le journal intime !

25 ans, 6 mois, 3 jours

Mercredi 13 avril 1949

Pour la première fois de ma vie, je suis allé consulter un dentiste (recommandé par l’oncle Georges). Résultat, une chique à ne plus pouvoir me montrer au bureau. J’ai troqué une électrocution intermittente contre une douleur tout à fait durable, un brasero dont le combustible serait mon maxillaire supérieur gauche, porté au plus haut degré d’incandescence. Si vous avez mal, prenez ça. J’ai pris ça et j’ai toujours mal. La douleur a commencé par la piqûre anesthésiante elle-même. Je me suis retrouvé avec une aiguille plantée perpendiculairement au cratère de ma molaire et, tout le temps que mon bourreau actionnait la seringue pour injecter sa drogue, mon corps a joué les planches à repasser. Ça ne va pas être drôle mais c’est rapide. Ce ne fut ni drôle ni rapide. Une fois le liquide injecté, il a entrepris de me perforer la mâchoire avec une fraise qui résonnait dans mon crâne comme dans une mine où piocherait un bagne. Tout ce ramdam pour extraire de minuscules filaments gris des profondeurs du monde. Regardez, c’est votre nerf. Bon je vous fais un pansement et on s’occupe de votre couronne quand vous aurez cicatrisé.

Il m’a aussi conseillé de me brosser les dents un peu plus sérieusement. Pas moins de deux minutes matin et soir. De haut en bas et de droite à gauche. Comme les soldats américains du SHAPE.

25 ans, 6 mois, 9 jours

Mardi 19 avril 1949

Négociations serrées avec M&L, et tout à coup violente odeur de merde. Si inattendue et si brutale que j’en sursaute. Apparemment, mes interlocuteurs ne sentent rien. Une odeur qui se pose là, pourtant ! C’est acide, c’est étouffant, ça vous prend effectivement « à la gorge », et c’est on ne peut plus excrémentiel. Comme si j’étais tombé dans une fosse septique. Cette horreur me poursuit toute la journée, par bouffées, sans que mon entourage en soit affecté. Au bureau, dans le métro, à la maison, une porte s’ouvre et se referme sur d’immondes latrines dont le souffle me suffoque. Illusion olfactive, tel est mon diagnostic. Je ne suis pas tombé dans une fosse septique, je suis cette fosse saturée d’une puanteur que, par bonheur, je n’exporte pas. Une illusion d’odeur dans une fosse étanche, c’est toujours ça. J’en ai parlé à Étienne pour en avoir le cœur net. Il m’a demandé si j’étais allé récemment chez le dentiste. Oui, chez celui de ton père, la semaine dernière. Une molaire du haut ? À gauche, oui. Ne cherche pas, il t’a perforé un sinus et te voilà directement branché sur tes fosses nasales. Tu en as pour quelques jours, le temps que ça cicatrise. Fosses nasales ? Ouvertes sur quoi, ces fosses ? Notre âme sentirait la merde ? Tu en doutais ? Étienne m’en dit plus long sur cette puanteur sui generis. Ce n’est pas que notre âme soit pestilentielle, c’est que nos sinus, souvent infectés, produisent cette odeur de pus, autrement dit de pourriture organique, dont jouit pleinement notre appareil olfactif pour peu que dérape la roulette d’un dentiste. Incident fréquent et sans gravité. Cette connexion directe avec l’intérieur de notre tête agit comme une loupe sur les odeurs de pourriture intime. (À l’extérieur la puanteur s’atténue en se diffusant.) Quant au parfum, il est bien réel, ce n’est pas une illusion : un concentré de cellules en putréfaction.

25 ans, 6 mois, 15 jours

Lundi 25 avril 1949

Six jours passés à sentir la merde sans que personne ne s’en aperçoive. Y compris en soutenant ma thèse. Le jury n’y a vu que du feu. Félicitations unanimes. Moi baignant dans ma fosse. Une sorte de lady Macbeth.

25 ans, 7 mois, 4 jours

Samedi 14 mai 1949