Gestes rapides du tailleur qui prend mes mesures avec son mètre ruban. Longueur des bras, des jambes, taille, encolure, largeur d’épaules. Attouchements précis et neutres dans la région de l’entrejambe. (Je me demande fugitivement si je sens.) Mais le tailleur ne s’intéresse pas à ce corps-là. De fait, il ne me touche pas. Rien d’un médecin auscultant. Ses doigts planteurs d’aiguilles évaluent un volume, dessinent une apparence. C’est l’homme social qui sort de chez lui, l’homme vêtu de sa fonction. Mon corps se sent étrangement nu dans ce costume neuf.
25 ans, 7 mois, 5 jours
Dimanche 15 mai 1949
Cette question du tailleur que je n’ai pas comprise. Portez-vous à droite ou à gauche ? Il a fallu qu’il m’explique. Cela fait, il a fallu que j’y réfléchisse. Plutôt à gauche, je crois. Oui, plutôt à gauche. Mon sexe a tendance à rouler à gauche. Je n’y avais jamais songé.
26 ans, 5 mois, 2 jours
Dimanche 12 mars 1950
Des mois que je n’ai pas écrit ici, comme toujours quand il m’arrive quelque chose d’important. En l’occurrence un coup de foudre. L’urgence n’était pas de le noter mais de le vivre. La suffocation amoureuse ! Pas facile à décrire si on ne veut pas se noyer dans la soupe aux sentiments. Par bonheur, l’amour regarde foutrement le corps ! Il y a trois mois de cela, donc, soirée chez Fanche. L’appartement est plein. On sonne, je suis le plus près de la porte, j’ouvre. Elle dit juste : « Je suis Mona », et j’en reste debout, à lui barrer le passage, éperdu d’un amour immédiat, inconditionnel et définitif. C’est fou le crédit que le désir fait à la beauté ! Cette Mona, à coup sûr la plus désirable apparition qui soit, la voilà aussitôt promue la plus intelligente, la plus gentille, la plus raffinée, la plus aimable, la mieux accompagnante de toutes ! Une perfection superlative. Mon cœur a fondu comme un plomb. Eût-elle été la plus idiote, la plus méchante, la plus convenue, la plus rapace et tacticienne et mensongère et garce et foutue bourgeoise ou gueuse temporaire, et m’eût-on confié son dossier pour examen préalable, ce sont mes yeux que mon cœur aurait crus ! Ma vie n’attendait qu’elle ! Ce qui se tient debout devant moi dans l’encadrement de cette porte et qui, tout bien pesé, ne me semble pas pressé d’entrer non plus, c’est la mienne ! La femme majuscule ! Ma femme à moi ! Adjectif et pronom possessifs ! De certitude éternelle ! C’est toute notre culture que le flux des glandes nous fait remonter au cœur à la seconde où nous frappe cette foudre, toutes les chansons d’amour à deux sous et tous les opéras huppés, le premier regard du Montaigu sur la Capulet et celui du Nemours sur la Clèves, et les vierges et les Vénus et les Ève des Cranach et autres Botticelli, toute cette effarante quantité d’amour remontée du ruisseau et des musées, des magazines et des romans, des photos publicitaires et des textes sacrés, Cantique des cantiques des cantiques, toute la somme des désirs accumulés par notre jeunesse, magnifiée par nos ardentes branlettes, tous ces coups adolescents tirés à blanc dans les images et dans les mots, toutes ces visées de notre âme éperdue, c’est tout cela qui nous gonfle le cœur, nous incendie l’esprit ! Ah ! cet éblouissement de l’amour ! Ô l’instantané clairvoyant ! Qui reste comme un crétin debout dans l’encadrement de la porte. Par bonheur mon manteau s’y trouvait accroché. Je l’ai saisi et depuis trois mois Mona et moi ne quittons plus notre lit où nous nous sommes envisagés en gros et en détail, pour l’instant et pour toujours. Nacre, soie, flamme et perle, perfection du con de Mona ! Pour m’en tenir à l’essentiel, car il y a l’appétit de son regard aussi, et le velours infime de sa peau, et la tendre lourdeur de ses seins, et la souple fermeté de ses fesses, et l’idoine arrondi de ses hanches, et la rondeur exacte de ses épaules, tout à ma main, tout à mon exacte mesure, à ma juste température, à ma narine et à mon goût — ah ! la saveur de Mona ! — , il faut un Dieu pour qu’une porte s’ouvre sur votre si parfait complément ! Il faut au moins l’existence d’un Dieu pour l’emboîtement si convaincant de nos sexes ! Progression oblige, nos mains et nos lèvres se sont apprises d’abord, puis nos sexes, que nous avons amadoués, caressés, titillés, branlés, accordés, avant de les autoriser à se visiter-engloutir, à distendre savamment la note du plaisir jusqu’au basculement du contre-ut, et maintenant ils se dévorent et se défoncent pour un oui ou pour un non, vite fait bien fait, sans notre permission, à l’aveugle, dans les escaliers, entre deux portes, au cinéma, dans la cave de cet antiquaire, dans le vestiaire de ce théâtre, sous le bosquet de ce square, au sommet de la tour Eiffel, s’il vous plaît ! Car je dis notre lit, mais c’est Paris notre lit, Paris et ses environs, sur Seine et sur Marne ! Nos sexes nous en usons jusqu’à plus soif, nous les préparons et nettoyons à la langue, comme des fonds de gamelle, comme des dos de cuiller, nous les contemplons en leur gloire comme en leur épuisement, avec une idiote tendresse d’ivrogne qui traduit tout ça en termes d’amour et d’avenir et de descendance, moi je veux bien, la progéniture, pourvu que Mona ne quitte pas ma couche, croître et multiplier, pourquoi non si le plaisir n’en pâtit pas et si l’addition s’appelle le bonheur ? Va pour la marmaille cavaleuse, autant qu’on en veut, un marmot par coup tiré s’il le faut et louer une caserne pour abriter cette armée de l’amour ! Bref, j’en suis là. Je pourrais laisser courir ma plume encore si une urgence absolument nue dans le travers de mon lit ne me soufflait que l’heure n’est pas à la commémoration mais à l’action encore et encore ! Il ne s’agit pas de célébrer le temps passé mais d’honorer celui qui ne passe pas !
26 ans, 7 mois, 9 jours
Vendredi 19 mai 1950
Hier après-midi, jeudi de l’Ascension, six fois, Mona et moi. Six et demi, même. Et de plus en plus longues. Cet épuisement radieux, au sens propre. Comme des piles qui finiraient de se vider après avoir donné toute leur lumière. Mona se lève et tombe très mollement au pied du lit. Elle rit : Je n’ai plus de squelette. D’habitude elle dit qu’elle n’a plus de jambes. Nous avons battu un record.
26 ans, 9 mois, 18 jours
Vendredi 28 juillet 1950
À quel point le corps bénéficie de l’énergie amoureuse ! Tout, absolument tout me réussit en ce moment. Ma hiérarchie me trouve inépuisable.
26 ans, 10 mois, 7 jours
Jeudi 17 août 1950
En matière de jouissance, le lexique n’a rien trouvé de plus évocateur que le verbe chavirer. C’est vrai qu’on chavire ! Pourtant, si on en croit Littré, au XIXe siècle chavirer stigmatisait l’échec, le faux pas dans la carrière sociale. « Ce jeune homme a chaviré. » Aucune acception du verbe ne concernait alors le plaisir. Il ne désignait que le naufrage des espérances bourgeoises.
26 ans, 11 mois, 13 jours
Samedi 23 septembre 1950
Ponctuation amoureuse de Mona : Confiez-moi cette virgule que j’en fasse un point d’exclamation.
27 ans, anniversaire
Mardi 10 octobre 1950