Mona et moi avons trouvé notre bon animal. Tout le reste est littérature. Passons sur la grâce de sa démarche, la lumière de son sourire, notre connivence en toutes choses, passons sur tout ce qui regarderait un journal intime pour nous en tenir à ce constat de l’animalité satisfaite : j’ai trouvé ma femelle et depuis que nous partageons la même couche, rentrer chez moi c’est regagner ma tanière.
27 ans, 29 jours
Mercredi 8 novembre 1950
On ne vit pas avec le nez bouché. Je dois ronfler. Mona ne m’en dit rien mais je dois ronfler. Or je sais, par longue expérience des dortoirs, qu’on peut étouffer un ronfleur sous son oreiller. Répudié pour ronflement, moi ? Jamais ! J’ai pris rendez-vous chez le docteur Bêk aux aurores pour qu’il extraie ce polype de ma narine gauche. Peu m’importe que le poulpe immonde repousse à brève échéance, ce que je demande à la chirurgie c’est de me permettre de respirer pendant six mois en toute liberté. Êtes-vous sûr ? L’extraction d’un polype n’est pas une partie de plaisir ! Enfin, mon neveu nous aidera. Le neveu en question est un colossal Sénégalais d’une vingtaine d’années, aussi large que haut, qui achève des études de philosophie à la Sorbonne en gagnant de quoi vivre au service de cet « oncle » dont il tient muettement le secrétariat. Vous paierez auprès de mon neveu est la dernière phrase qu’entendent les patients en quittant le docteur Bêk. Le neveu tend la facture, empoche les billets, rend la monnaie et tamponne le récépissé sans un sourire et sans un mot. Il œuvre avec radicalité à la démythification du joyeux nègre Banania. Son aide consiste, en l’occurrence, à immobiliser ma tête, une main sur mon front l’autre sous mon menton, en la maintenant renversée contre l’appui en moleskine du fauteuil de chirurgie tandis que l’oncle m’ordonne de m’accrocher aux accoudoirs et, « si possible », de ne plus bouger. Sur quoi le voilà qui introduit une longue pince coudée (dite pince de Politzer) dans ma narine gauche, lève au ciel les yeux de l’investigation, tâtonne, puis son regard se fige : Ah ! Je le tiens, le salopard. Respirez un bon coup ! Et le docteur de tirer sans ménagement sur le polype, lequel résiste de toutes ses fibres en m’arrachant un cri de surprise aussitôt étouffé par la main immense du neveu, moins pour m’empêcher de hurler que pour veiller au moral de la salle d’attente, remplie dès l’aube par la renommée du docteur. Craquements des ligaments dans la caisse de résonance de mon crâne. Ah ! Il ne vient pas la sale bête ! L’affaire devenue strictement personnelle entre le polype et le docteur, le premier s’accrochant de tous ses tentacules aux parois de sa caverne et l’autre s’acharnant au point que chaque muscle de son avant-bras se tend à se rompre pendant que j’étouffe dans la main du neveu et c’est tout à fait comme si le docteur Bêk avait entrepris d’extraire la totalité de mon cerveau par ma narine gauche et nul ne sait combien de temps durera cette éternité pendant laquelle je retiens tout le souffle de ma vie, mes poumons au bord de l’éclatement, mes doigts plantés jusqu’au métal dans les accoudoirs du fauteuil, mes jambes projetant dans l’espace le V d’une victoire tétanisée, et mon oreille interne — craquements, déchirements, hurlements de la chair — résonnant du combat de titan que se livrent la matière vive de mon crâne et ce furieux aux yeux exorbités, aux lèvres avalées, qui sue maintenant toute l’eau de sa tête au point que ses lunettes embuées en font peu à peu un aveugle. L’effort ne serait pas plus impressionnant s’il m’arrachait la langue. Ah ! ça y est ! Le voilà ! Je le sens ! Il vient ! Ouiiiii ! Un geyser de sang accompagne l’orgasme de la victoire. Belle bête, non ? s’exclame le docteur en contemplant le morceau de chair qui goutte au bout de sa pince. Puis, au neveu, dans un murmure distrait : Nettoyez-le et méchez-le. C’est de moi qu’il s’agit. De ce qu’il en reste.
Qui vous a mis dans cet état ? me demande Tomassin quand je m’assieds à mon bureau. Ma narine tuméfiée débordant d’un coton sanglant et mon œil à demi fermé par réaction mécanique me font une tête d’interrogatoire musclé. Comme l’autre narine est bouchée par la pression qu’exerce la première sur la paroi de mon nez, je respire bouche ouverte, lèvres sèches, et ne m’exprime qu’en labiales d’ivrogne sévèrement imbibé. Tomassin m’aurait volontiers renvoyé chez moi (moins par compassion que pour son hygiène personnelle) mais nous devons recevoir les Autrichiens et « nous n’avons pas les moyens de mettre ce contrat en péril ». Hélas, comme je me penche pour baiser la main gantée que me tend la baronne von Trattner, la femme du ministre (Gerda de son prénom), mon bouchon saute et le geyser de sang qui éclabousse cette dentelle de Venise compromet sérieusement le contrat. Verzeihen Sie bitte, Baronin !
27 ans, 5 mois, 13 jours
Vendredi 23 mars 1951
Semaine de Pâques. Voyage de noces. Selon Mona, Venise, qui donne tout à voir, est le paradis des aveugles. Pas besoin d’yeux pour s’y sentir pleinement voyant. Cette capitale du silence est la ville sonore par excellence. Entre le morne piétinement des touristes et le claquement décidé des talons vénitiens, l’envol des pigeons sur les places et le miaulement des mouettes, l’appel singulier des marchés — fleurs, poissons, fruits, brocantes —, la clochette des vaporetti, le staccato des marteaux piqueurs, l’accent vénitien moins rythmé, plus lagunaire que tous les autres dialectes italiens, tout ici s’adresse à l’oreille. Cannaregio ne résonne pas comme les Zattere, aucune rue, aucune place ne rend le même son. Venise est un orchestre, affirme Mona qui m’oblige à reconnaître nos trajets à leur résonance, les yeux fermés, la main sur son épaule, en me faisant promettre que si l’un de nous deux perd un jour la vue l’autre s’installera ici avec lui. Cerise sur le gâteau, l’acqua alta nous donne l’autorisation de marcher dans les flaques.
27 ans, 5 mois, 14 jours
Samedi 24 mars 1951
Hier, Venise par les oreilles, aujourd’hui Venise par le nez, toujours les yeux fermés. Imagine que tu sois aveugle et sourd, propose Mona, il faudrait que tu les reconnaisses au nez, ces sestieri, pour ne pas te perdre ! Alors, renifle : Le Rialto sent le poisson, les approches de San Marco sentent le cuir de luxe, l’Arsenal sent la corde et le goudron, affirme Mona dont l’odorat remonte jusqu’au XIIe siècle. Comme je plaide pour visiter tout de même un musée ou deux, elle objecte que les musées sont dans les livres, c’est-à-dire dans notre bibliothèque.
27 ans, 5 mois, 16 jours
Lundi 26 mars 1951
Venise est la seule ville au monde où l’on peut faire l’amour appuyé chacun contre une maison.
27 ans, 7 mois, 9 jours
Samedi 19 mai 1951
En voyant Étienne s’admirer dans un miroir, je m’avise que je ne me suis jamais vraiment regardé, moi, dans une glace. Jamais un de ces coups d’œil innocemment narcissiques, jamais une de ces saisies coquines qui vous font jouir de votre image. J’ai toujours réduit les miroirs à leurs fonctions. Fonction d’inventaire quand adolescent j’y vérifiais la croissance de mes muscles, fonction vestimentaire quand il faut accorder cravate, veste et chemise, fonction de vigilance quand je me rase le matin. Mais la vision d’ensemble ne me retient pas. Je n’entre pas dans le miroir. (Peur de ne pas en ressortir ?) Étienne, lui, se regarde pour de bon ; comme tout un chacun il plonge en son image. Moi non. Les éléments de mon corps me constituent sans me caractériser. Bref, je ne me suis jamais vraiment regardé dans une glace. Ce n’est pas vertu, c’est distance plutôt, cette irréductible distance que ce journal cherche à combler. Quelque chose en mon image me demeure étranger. Au point qu’il m’arrive de sursauter quand j’en fais la rencontre inattendue, dans une vitrine de magasin. Qui est-ce ? Rien, du calme, ce n’est que toi. Depuis mon enfance je mets à me reconnaître un temps que je n’ai jamais rattrapé. En matière de reflet je préfère le regard de Mona. Ça va ? Ça va, tu es parfait. Ou celui d’Étienne, avant d’aller à un meeting. Ça va ? Ça va, tu ne feras pas tomber les jupes mais tu emporteras les convictions.