Je fus renvoyé. Maman vint me chercher. Le lendemain, je commençais ce journal en écrivant : Je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus jamais peur.
2
12-14 ANS
(1936–1938)
Puisque c’est à ça qu’il faut ressembler, c’est à ça que je ressemblerai.
12 ans, 11 mois, 18 jours
Lundi 28 septembre 1936
Je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus jamais peur.
12 ans, 11 mois, 19 jours
Mardi 29 septembre 1936
La liste de mes peurs :
— Peur de maman.
— Peur des miroirs.
— Peur de mes camarades. Surtout de Fermantin.
— Peur des insectes. Surtout des fourmis.
— Peur d’avoir mal.
— Peur de me souiller si j’ai peur.
Idiot de dresser une liste de mes peurs, j’ai peur de tout. De toute façon, la peur surprend toujours. On ne s’y attend pas et deux minutes plus tard elle vous rend fou. C’est ce qui m’est arrivé dans la forêt. Pouvais-je m’attendre à avoir peur de deux fourmis ? À presque treize ans ! Et avant les fourmis, quand les autres m’ont attaqué, je me suis jeté par terre sans me défendre. Je me suis laissé prendre ma vie et attacher à l’arbre comme si j’étais mort. J’étais mort de peur, vraiment mort !
La liste de mes résolutions :
— Tu as peur de maman ? Fais comme si elle n’existait pas.
— Tu as peur de tes camarades ? Parle à Fermantin.
— Tu as peur des miroirs ? Regarde-toi dans la glace.
— Tu as peur d’avoir mal ? C’est ta peur qui te fait le plus de mal.
— Tu as peur de te souiller ? Ta peur est plus dégoûtante que la merde.
Il y a quelque chose de plus idiot que de dresser la liste de mes peurs, c’est de dresser la liste de mes résolutions. Je ne les tiens jamais.
12 ans, 11 mois, 24 jours
Dimanche 4 octobre 1936
Depuis qu’ils m’ont renvoyé, maman ne décolère pas. Ce soir, elle m’a sorti du tub sans attendre que je me savonne. Elle m’a forcé à me regarder dans la glace de la salle de bains. Je ne m’étais même pas séché. Elle me tenait par les épaules comme si je cherchais à m’enfuir. Ses doigts me faisaient mal. Elle n’arrêtait pas de répéter regarde-toi, mais regarde-toi ! J’ai serré les poings et j’ai fermé les yeux. Elle criait. Ouvre les yeux ! Regarde-toi ! Mais regarde-toi ! J’avais froid. Je serrais les mâchoires pour ne pas claquer des dents. Tout mon corps tremblait. Nous ne sortirons pas d’ici tant que tu ne te seras pas regardé ! Regarde-toi ! Mais je n’ai pas ouvert les yeux. Tu ne veux pas ouvrir les yeux ? Tu ne veux pas te regarder ? Toujours la même comédie ? Très bien ! Tu préfères que je te dise à quoi tu ressembles ? À quoi ressemble le garçon que je vois ? À quoi ressemble-t-il, d’après toi ? À quoi ressembles-tu ? Veux-tu que je te le dise ? Tu ne ressembles à rien ! Tu ne ressembles absolument à rien ! (Je recopie exactement tout ce qu’elle m’a dit.) Elle est partie en claquant la porte. Quand j’ai ouvert les yeux, le miroir était embué.
12 ans, 11 mois, 25 jours
Lundi 5 octobre 1936
S’il avait assisté à la crise de maman papa m’aurait dit à l’oreille : Un garçon qui ne ressemble absolument à rien, mais dis-moi, c’est très intéressant, ça ! À quoi doit finalement ressembler un garçon qui ne ressemble absolument à rien ? À l’écorché du Larousse ? Quand papa insistait sur un mot on aurait dit qu’il le prononçait en italiques. Ensuite il se taisait pour me laisser le temps d’y réfléchir. Je pense à l’écorché du Larousse parce que nous avons beaucoup étudié l’anatomie papa et moi sur cet écorché. Je sais comment est fait un homme. Je sais où se trouve l’artère splénique, je connais chaque os, chaque nerf, chaque muscle par leurs noms.
13 ans, anniversaire
Samedi 10 octobre 1936
Maman a encore fait à Dodo le coup du mouchoir propre. Elle a bien sûr attendu le déjeuner et que tout le monde soit arrivé. Dodo passait les zakouskis. Elle lui a demandé de « bien vouloir » poser les assiettes et l’a attiré à elle très doucement, comme pour le câliner. Au lieu de quoi elle a sorti le mouchoir. Elle le lui a passé derrière les oreilles, dans la pliure des coudes et des genoux. Dodo se tenait tout raide. Bien entendu le mouchoir (que maman a montré à la compagnie !) était moins blanc. Les ongles non plus ne convenaient pas. Quand on est un petit garçon si sale on ne joue pas les jeunes filles de la maison ! Retournez vous décrasser, jeune homme ! À Violette, en désignant Dodo, elle a dit : Veillez au grain, voulez-vous ? Qu’il n’oublie pas le nombril, surtout ! Je vous donne dix minutes. Dans ces moments de méchanceté, maman prend toujours sa voix de jeune fille guillerette.
Quand j’étais petit et que Violette me débarbouillait, elle me décrivait la saleté de la cour de Louis XIV comme si elle en sortait. Ah ! C’était riche en odeurs, tu peux me croire ! Ces gens-là, ils se parfumaient comme on glisse la poussière sous le tapis. Violette aime aussi ce billet de Napoléon à Joséphine (il revenait de la campagne d’Égypte) : « Ne te lave pas, j’arrive. » Tout ça pour te dire, mon petit gaillard, que nous autres nous n’avons pas besoin de sentir le jasmin pour qu’on nous aime. Mais ne va pas le répéter !
À propos de propreté, un jour que je passais le dos de papa au gant de crin, il m’a dit : T’es-tu jamais demandé où va toute cette crasse humaine ? Que salissons-nous quand nous nous lavons ?